LES MADRASAS AU MAROC
- 14 mai
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Au cœur de la culture marocaine, les madrasas incarnent un patrimoine riche, mêlant savoir, spiritualité et architecture. Ces institutions, dont le nom provient du verbe arabe darrasa signifiant « enseigner », ont joué un rôle fondamental dans la diffusion des sciences islamiques et la formation des élites. Si leur fonction première était l’enseignement, elles servaient également de lieux de résidence pour les étudiants, souvent venus de loin pour parfaire leur éducation. Au Maroc, les madrasas se distinguent par leur lien étroit avec les mosquées et par leur évolution architecturale, qui reflète l’histoire et les dynamiques culturelles du pays. Cet article explore l’histoire, l’architecture et l’impact des madrasas marocaines, tout en examinant leur rôle dans les contextes urbains et ruraux, ainsi que les débats qu’elles ont suscités.
Les Origines des Madrasas : De la Mosquée à l’Institution
L’histoire des madrasas trouve ses racines dans les premières mosquées de l’Islam, où le Prophète Muhammad ﷺ dispensait son enseignement au sein de cercles d’apprenants appelés halqa. Ces espaces sacrés étaient des centres de savoir où les fidèles débattaient et approfondissaient leur compréhension des textes religieux. Avec le temps, l’essor des sciences islamiques a nécessité des structures dédiées. En Égypte fatimide, les premières institutions, comme les Dar al-‘Ilm (Maisons de la Science), ont vu le jour pour promouvoir la doctrine chiite. Cependant, c’est sous l’impulsion du vizir seljoukide Nizām al-Mulk, au XIe siècle, que les madrasas sunnites ont pris leur essor, notamment avec la fondation de la Nizāmiya de Bagdad en 1067. Ces établissements visaient à consolider l’orthodoxie sunnite à travers l’enseignement des quatre rites juridiques : malékite, hanafite, shafi‘ite et hanbalite.
Au Maroc, où le rite malékite domine, les madrasas ont adopté une forme spécifique. Elles servaient principalement de résidences pour lestalaba (étudiants), tandis que les cours étaient dispensés dans les mosquées-universités, comme la Qarawiyyine à Fès, fondée au IXe siècle par Fatima al-Fihriya, ou la Yūsufiya à Marrakech, établie au XIIe siècle sous les Almoravides. Ces institutions illustraient la complémentarité entre mosquée et madrasa, la première restant le cœur de l’enseignement religieux.
L’Âge d’Or des Madrasas sous les Mérinides
Le XIIIe siècle marque un tournant pour les madrasas au Maroc, avec l’arrivée des Mérinides. Ces derniers, soucieux de renforcer leur légitimité religieuse et politique, ont investi dans la construction d’établissements éducatifs. En 1280, le sultan mérinide Abū Yūsuf Ya‘qūb inaugure la madrasa Seffarine à Fès, la première institution officielle de ce type au Maroc. Au cours des décennies suivantes, Fès devient un centre intellectuel majeur, accueillant sept madrasas mérinides, dont la prestigieuse Bū ‘Ināniya, achevée en 1355. Cette dernière, dotée d’une mosquée, d’un minaret et de deuxīwāns (salles latérales), se distingue par son architecture raffinée, bien que cesīwāns n’aient pas de lien avec l’enseignement multirituel, contrairement à leurs homologues orientaux.
Le mouvement des madrasas s’étend rapidement à d’autres villes marocaines. Au XIVe siècle, des villes comme Marrakech, Meknès et Salé se dotent de leurs propres institutions. Les Mérinides, suivis par les Sa‘adiens au XVIe siècle et les Alaouites au XVIIe siècle, perpétuent cette tradition. Parmi les réalisations notables, la madrasa Ben Yūsuf à Marrakech et la madrasa Cherratine à Fès, fondée en 1670 par le sultan alaouite Moulay ar-Rashīd, témoignent de l’importance accordée à ces centres d’apprentissage.
Les Madrasas Rurales : Un Savoir au Cœur des Campagnes
Contrairement à une idée répandue, les madrasas ne se limitaient pas aux centres urbains. Dès le XIe siècle, des centres d’enseignement émergent dans les campagnes marocaines, souvent sous la forme deribats, des couvents où des érudits et mystiques propageaient l’Islam. À partir du XVIe siècle, l’ordre religieux de la Jazūliya joue un rôle clé dans l’expansion des madrasas rurales. Ces institutions, souvent fondées par des communautés tribales ou des particuliers, se distinguent par leur simplicité. Construites avec des matériaux locaux comme la pierre, la terre battue ou le bois, elles offrent des conditions de vie spartiates, avec des cellules modestes et des salles de prière rudimentaires. Pourtant, leur impact est considérable : elles permettent l’arabisation des régions reculées et préparent les étudiants ruraux à intégrer les grandes universités comme la Qarawiyyine.
Ces madrasas rurales dispensaient un enseignement préliminaire axé sur le Coran, la jurisprudence malékite et les bases de la langue arabe. Leur rôle dans la diffusion du savoir et l’unification culturelle du Maroc ne peut être sous-estimé, en particulier dans les régions montagneuses et les oasis du Sud.
L’Architecture des Madrasas : Un Écrin pour le Savoir
Les madrasas marocaines, en particulier celles des villes, sont des chefs-d’œuvre architecturaux. Leur conception allie fonctionnalité et esthétique, avec des cours centrales entourées de galeries, des salles de prière et des chambres pour les étudiants. Le décor, souvent somptueux, mêle zelliges (mosaïques géométriques), stucs ciselés, bois sculpté et calligraphies élégantes. Des inscriptions commeAl-‘Afiya ad-Dā’ima (Le salut éternel) ornent les murs, rappelant la vocation spirituelle de ces lieux. La madrasa Bū ‘Ināniya, avec ses arcs ornés, ses panneaux de cèdre et ses fontaines de marbre, incarne cette recherche d’harmonie entre beauté et piété.
Dans les campagnes, les madrasas adoptent une approche plus sobre, mais leur simplicité reflète une adaptation aux ressources locales. Malgré leur modestie, elles partagent avec leurs homologues urbaines une volonté de créer un espace propice à l’étude et à la contemplation.
Les Controverses autour des Madrasas
L’émergence des madrasas n’a pas été sans susciter des débats. Dès leur apparition, des questions éthiques et religieuses se posent : les fonds utilisés pour leur construction respectent-ils les principes du fiqh (jurisprudence islamique) ? Les programmes d’enseignement favorisent-ils un savoir authentique ou servent-ils les intérêts du pouvoir? Ces interrogations sont particulièrement vives sous les Mérinides. En 1280, la fondation de la madrasa Seffarine déclenche une polémique impliquant le professeur Ishāq al-Wariyaghli et les juristes de Fès, qui s’opposent sur des questions de financement et de recrutement des étudiants.
Au XIVe siècle, le savant Muhammad al-Abili, maître d’Ibn Khaldūn, critique ouvertement les madrasas. Il argue que leur système de pensions attire des étudiants motivés par des avantages matériels plutôt que par une quête sincère du savoir. Pour al-Abili, la véritable science repose sur la relation personnelle entre maître et disciple, un lien menacé par l’institutionnalisation de l’enseignement. Ces débats soulignent une tension fondamentale : les madrasas, en sédentarisant le savoir, risquent de le priver de sa dimension initiatique, fondée sur le voyage et l’effort personnel.
Les madrasas marocaines, qu’elles soient urbaines ou rurales, ont profondément marqué l’histoire du pays. En tant que centres d’enseignement, elles ont formé des générations de savants et contribué à la diffusion des sciences islamiques. Leur architecture, alliant raffinement et spiritualité, témoigne de la richesse culturelle du Maroc. Pourtant, leur histoire n’est pas exempte de controverses, reflétant les tensions entre tradition et innovation, entre quête désintéressée du savoir et instrumentalisation politique. Aujourd’hui, les madrasas restent des joyaux du patrimoine marocain, attirant visiteurs et chercheurs fascinés par leur beauté et leur héritage. Elles rappellent que l’éducation, dans l’Islam, est indissociable de la quête de sens et de la connexion avec le divin.
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