CASABLANCA 1907, CHRONIQUE D'UN BOMBARDEMENT COLONIAL
- 24 mai
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Les 5 et 7 août 1907 ne marquent pas simplement l’attaque d’une ville. Ces dates incarnent l’entrée brutale du Maroc dans l’ère de la colonisation, révélant avec violence les rouages de l’expansion impérialiste. Plus qu’un épisode militaire, il s’agit d’un point de bascule dans l’histoire du Maroc moderne.
Certains estiment qu’il n’est plus nécessaire d’évoquer ces pages sombres, sous prétexte de préserver les relations diplomatiques actuelles. Pourtant, de nombreux pays européens n’hésitent pas à honorer les souvenirs de leurs conflits passés, même avec d’anciens ennemis. Le Maroc ne devrait donc pas être empêché de revisiter et de raconter son propre passé, sans chercher la revanche, mais dans un souci de mémoire équilibrée face aux récits qui idéalisent encore les "bienfaits" supposés de la colonisation.
À cet égard, l’ouvrage en langue arabe du professeur Allal El Khedimi, « L’intervention étrangère et la résistance au Maroc (1894-1910). Les événements de Casablanca et l’occupation de la Chaouia », s’impose comme une référence. Il offre une analyse rigoureuse fondée sur des sources variées, loin des discours idéologiques.

À la fin du XIXe siècle, le sultan Moulay Hassan réussit un temps à freiner les appétits coloniaux en jouant des rivalités européennes. Mais à sa mort, son fils Moulay Abd-el-Aziz hérite d’un royaume sous pression : les puissances étrangères convoitent les territoires, les réformes internes peinent à aboutir, les tensions sociales grandissent.
La Conférence d’Algésiras (1906), qui place le Maroc sous supervision internationale avec des prérogatives accrues pour la France et l’Espagne, exacerbe la colère. En mars 1907, l’assassinat du docteur Mauchamp à Marrakech sert de prétexte à l’occupation de la ville d’Oujda, stratégique dans l’Est du pays.
À l’Ouest, Casablanca est également dans le viseur. Ville portuaire centrale, à la croisée des routes commerciales et dotée d’un arrière-pays fertile, elle devient un enjeu crucial. Le projet d’aménagement du port et la présence croissante d’agents français alimentent les tensions.
Le 29 juillet 1907, une délégation des tribus Chaouia réclame l’arrêt des travaux du port, la suppression de la voie ferrée qui traverse un cimetière sacré, ainsi que l’expulsion des agents français. Le lendemain, un crieur public appelle à la rupture des liens avec les français. Des violences éclatent et neuf ouvriers étrangers trouvent la mort.
L’incident sert de prétexte à une intervention militaire d’envergure. Une flotte de guerre française est dépêchée, accompagnée de navires espagnols. Le 5 août, au petit matin, les bombardements commencent. La ville est pilonnée sans distinction. Les civils sont les premières victimes, notamment dans le quartier populaire de Tnaker, situé près du port.

Des lieux de culte comme la Grande Mosquée ou le sanctuaire de Sidi Allal Qarouani sont également touchés. Des centaines, voire des milliers de personnes trouvent la mort dans ce qu’on pourrait qualifier de massacre. Des témoins européens décrivent des scènes d’horreur absolue, des corps entassés, des fosses communes, des odeurs de mort insupportables.
Le 7 août, le général Drude prend possession de Casablanca. Mais la résistance marocaine ne faiblit pas. Les combats s’enchaînent dans les environs de la ville, puis dans toute la région de la Chaouia. Des batailles sanglantes opposent les forces françaises aux tribus locales, notamment les Oulad Bouziri et les Oulad Haddou.
Les combats de Sidi Moumen, de Dar Hajj Bouazza ou encore de Taddert témoignent du courage de combattants marocains mal armés mais déterminés. Les pertes françaises s’accumulent, et la presse métropolitaine commence à critiquer l’opération.
Le général Drude, dont la stratégie de terre brûlée et les violences contre les civils ternissent l’image, est finalement remplacé par le général d’Amade. Celui-ci, en créant les premiers goums marocains, amorce la politique de "pacification" qui, en réalité, repose sur des répressions féroces et des campagnes militaires impitoyables.
Cinq ans avant l’instauration du Protectorat en 1912, le Maroc connaît déjà les prémices de l’occupation militaire et de la dépossession. Pourtant, dans bien des esprits, la colonisation aurait été une transition paisible. Cette vision déconnectée de la réalité nie la violence de la conquête, les pertes humaines, la souffrance des populations.
Comme le rappelle l’historien Germain Ayache dans la préface de l’ouvrage d’El Khedimi, il ne s’agit pas de diaboliser la France contemporaine, mais de reconnaître que ce qui s’est produit relevait d’un projet de domination, non d’un idéal de civilisation.
Rétablir cette vérité historique, c’est aussi honorer la mémoire de ceux qui ont résisté, souvent au prix de leur vie, et témoigner de la dignité d’un peuple face à la force brute. C’est une exigence de justice, non une invitation au ressentiment.
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