Comme le désert qui lui a fourni un décor et un enjeu, le conflit du Sahara n’est pas un phénomène aisément réductible. Dans cette affaire, on est d’un côté ou de l’autre. On parle nationalisme, lutte de libération, internationalisme, ou alors supercherie, manipulation et droits historiques, sans que personne sache réellement ce qu’en pense réellement les sahraouis.
Et pourtant, comment prétendre trancher à coups de sabre dans cette dune friable et volatile, dont chaque grain recouvre une histoire contradictoire ? En attendant la relation complète et équilibrée de ce conflit vieux de près d’un demi-siècle, il est possible aujourd’hui d’apporter un éclairage précis sur l’un des éléments les plus mal connus de sa gestation : la naissance, le 10 mai 1973, du Front Polisario.
Été 1955. Dans les montagnes brunes du Rif et du Moyen Atlas, alors que le sultan Mohammed V se morfond en son exil malgache, un mouvement partisan rural commence à recruter ses premières troupes et à mener ses premières actions armées. Le retour du souverain, en octobre de cette même année, ne met pas fin aux activités de ce que chacun appelle alors l’Armée de libération – Jaïch at-Tahrir. Bien au contraire, un millier de goumiers et de mokhazenis, anciens auxiliaires démobilisés des forces françaises, viennent grossir ses rangs, lui donnant toute les apparences d’un véritable mouvement de masse, particulièrement dans le nord et l’est du royaume.
Dans l’extrême Sud, aux frontières de ce qui était alors le Sahara espagnol (Rio de Oro), un noyau de guérilla conduit par Ibrahim Namri, et se réclamant lui aussi de l’Armée de libération, s’active autour de Tiznit, Bou Izakarn et Goulimine. Très vite, les nomades du désert occidental, qui se rendaient fréquemment sur les marchés du Noun et du Bani, apprennent que le mouvement contrôle l’essentiel des zones rurales du Maroc.
De part et d’autre de la frontière coloniale, des contacts se nouent et des armes passent du Nord au Sud. En janvier 1956, Benhamou Mesfioui, ancien chef de guérilla dans le Rif, prend le commandement général de l’Armée de libération dans le Sud. La fin du protectorat et l’indépendance du Maroc en mars-avril, si elles incitent l’essentiel des effectifs insurgés à rejoindre les rangs de la nouvelle armée régulière dirigée par le prince héritier Hassan, ne parviennent pas à convaincre les hommes de Mesfioui de déposer les armes puisque qu'il était question d'un règlement pacifique avant toute usage de la force pour le règlement de ce conflit.
La lutte, cette fois, s’étend au-delà de Goulimine. Un petit groupe de Sahraouis franchit les lignes tenues par les soldats espagnols du général Rojo, rejoint l’Armée de libération et est ensuite renvoyé dans le désert pour inciter les nomades à la révolte. Plusieurs Djemaas, notamment celles des Aït Baamrane d’Ifni, mais aussi celles des tribus Tekna et Reguibat, entrent alors en dissidence.
À partir de juin 1956, les échauffourées prennent de l’ampleur et l’Armée de libération du Sud attaque tous azimuts : des postes français dans la Hammada de Tindouf et la région de Bir Moghrein (nord de la Mauritanie), des forts espagnols à l’intérieur du Rio de Oro. Nouveau gouverneur, nommé par Madrid, le général Gomez Zamalloa ne parvient plus à contrôler son territoire, et, en juillet 1957, ses troupes assiégées ne tiennent plus que Dakhla, Laâyoune, Tarfaya et Ifni.
De leur côté, les Français se refusent à envisager l’ouverture d’un second front au Sahara alors qu’ils luttent déjà contre le FLN en Algérie et redoutent que cette révolte ne compromette leur projet d’instaurer un gouvernement autonome en Mauritanie.
Les contours de l’«opération Ouragan», qui sera décisive pour l’avenir de la région, sont d’ores et déjà tracés. Sans doute convient-il de préciser que pour la quasi-totalité des Sahraouis engagés dans la lutte aux côtés de l’Armée de libération, il ne s’agissait pas alors de conquérir une quelconque indépendance mais bien de se débarrasser de la tutelle étrangère pour réintégrer ensuite l’ensemble marocain.
Ce point est bien évidemment capital et tous les anciens chefs de l’Armée de libération au Rio de Oro interrogé ont confirmé cette thèse. Sans doute étaient-ils d’ailleurs beaucoup plus monarchistes et loyalistes vis-à-vis du trône alaouite que certains leaders de la guérilla du Nord, pour qui la lutte du Maroc pour son indépendance s’inscrivait dans un combat pan-maghrébin et pan-arabe de plus grande envergure.
À la fin de 1957, Boujdour et Smara sont entre les mains des hommes de l’ALS, la branche du sud de l’Armée de libération, toujours dirigée par Benhamou Mesfioui, et la garnison espagnole de Laâyoune doit être ravitaillée par avion. C’est alors que les premières dissensions apparaissent au sein de l’Armée. Elles sont à la fois la conséquence de la scission intervenue au sein du parti de l’Istiqlal et le résultat de certaines incompatibilités d’humeur entre les jeunes révolutionnaires marocains et les nomades austères et traditionalistes.
Même si ce dernier point est aujourd’hui contesté par certains anciens de l’ALS, il est évident que les leaders sahraouis supportaient avec peine d’être quasiment exclus de la direction du mouvement et que cela se traduisit d’ailleurs par un certain nombre de « ralliements » aux autorités françaises et espagnoles.
Début 1958, à Dakar et à Las Palmas, les militaires français et espagnols, encouragés par ces défections, mettent la dernière main à l’opération Ouragan : une opération conjointe, baptisée « Teide » côté espagnol, où l’on mobilise 9 000 hommes et 60 avions, et « Écouvillon » côté français, où 5 000 soldats et 70 appareils sont engagés, l’ensemble étant dirigé par les généraux Vasquez et Bourgund.
Du 10 au 24 février 1958, la quasi-totalité de la Seguia el-Hamra et du Rio de Oro sont repris après que toutes les localités ont été dégagées. L’Armée de libération n’est plus que l’ombre d’elle-même. Pendant ce temps, une colonne des Forces armées royales (FAR) conduite par le colonel Mohamed Oufkir prend en main l’extrême Sud du Maroc, où se trouvaient les bases arrières de l’ALS, et notamment celles de Benhamou Mesfioui, à Bou Izakarn et Goulimine.
Le 1er avril, à Cintra, au Portugal, est signé l’accord de rétrocession de Tarfaya au Maroc et, le 22 juillet, le prince héritier Hassan organise à Boukcheibia, près de la rivière Chebeika, une cérémonie d’allégeance et de conciliation avec les cheikhs sahraouis.
Désormais, le sort de l’Armée de libération du Sud est si l’on peut dire réglé. Dans un dénuement complet, 30 000 Sahraouis passent la frontière et se réfugient dans le Sud marocain, à Tarfaya, Tan Tan, Zag, Goulimine et jusqu’à Marrakech. Huit mille de ces sahraouis s’engagent dans les FAR, particulièrement des Aït Oussa et des Reguibat, dont Abba El Cheikh, qui avait fondé trois ans plus tôt le premier noyau de résistance. Les autorités espagnoles du Sahara occidental allaient connaître quinze ans de paix coloniale.
Même si les autorités marocaines consacrèrent beaucoup d’efforts et d’argent pour intégrer ces réfugiés, l’opération Ouragan ouvre une première blessure. Certes, il était pour le moins irréaliste d’espérer que les FAR, en état de gestation, allaient entrer en guerre aux côtés de l’ALS contre les troupes espagnoles et françaises. D’autre part, il est évident qu’un État centralisé et se voulant moderne comme le Maroc ne pouvait tolérer l’existence de deux forces armées, l’une régulière et l’autre irrégulière.
Mais dans l’esprit de certains insurgés sahraouis, le royaume dont ils se réclamaient aurait pu et dû faire mieux que de simples « gesticulations » de solidarité. L’accord de Cintra, d’autre part, leur donnait la désagréable impression d’avoir été pour le moins « contournés ». Sentiment minoritaire sans doute, mais qui laissera quelques traces. Et ce n’est sans doute pas tout à fait un hasard si la plupart des futurs chefs du Polisario – de Mohamed Abdelaziz à Mohamed Lamine, de Béchir Mustapha Sayed à Mohamed Sidati, de Sid Ahmed Batal à Mahfoud Ali Beiba – sont nés ou ont grandi au sein de cette émigration.
Laâyoune, 17 juin 1970. À Zemla, quartier situé à la sortie de la ville, sur la route de Smara, deux mille Sahraouis se rassemblent dans une atmosphère de très grande tension. Ils exigent que le gouverneur général José Maria Perez de Lema Y Tejero vienne en personne prendre connaissance d’une pétition à laquelle ils ont tous souscrit.
En début d’après-midi, le gouverneur consent à se rendre sur place. Il se fait lire le texte et répond : « Je suis ici au Sahara, comme Franco avec les Espagnols, le capitaine d’un vaisseau pour le conduire dans le meilleur port. » Puis, après avoir donné l’ordre aux manifestants de se disperser, il regagne ses quartiers.
À 17 heures, alors que les Sahraouis, de plus en plus déterminés, campent à Zemla, une patrouille du Tercio, la police territoriale espagnole, intervient avec une extrême brutalité : balles contre pierres. Onze Sahraouis sont sommairement abattus. Dans la nuit qui suit le massacre, à 3 heures du matin, les forces de sécurité enlèvent chez lui le meneur, un certain Mohamed Sidi Ibrahim Bassiri. Nul ne le reverra jamais, on ne sait où est son corps. Ainsi s’achève l’épopée du mouvement anticolonial de la Harakat Tahrir.
En fait, rien n’est aussi simple. Si « l’affaire Bassiri », cette courte éruption anticoloniale entre le démantèlement de l’Armée de libération du Sud et la naissance du Front Polisario, marque une seconde blessure dans les relations entre le Maroc et certains militants sahraouis, elle ne représente pas pour autant, comme on l’a longtemps affirmé à Tindouf, un jalon décisif dans l’éveil de la « conscience indépendantiste » du Sahara occidental.
Né entre 1942 et 1944 près de Tan Tan, qui faisait à l’époque partie du Sud marocain espagnol, Mohamed Bassiri, membre de la tribu des Reguibat, faisait partie des milliers d’enfants sahraouis évacués de Lemsid, près de Laâyoune, par l’Armée de libération en 1957-58 pour être emmenés au Maroc. Scolarisé à Casablanca, où vit toujours une partie de sa famille, il étudie ensuite au Caire et à Damas, puis regagne le Maroc et crée une revue sahraouie qui n’a rien de nationaliste : « Al-Chihab ».
En 1967, Bassiri revient au Sahara espagnol, s’installe à Smara et fonde un mouvement clandestin de résistance : la « Harakat Tahrir Seguiet el-Hamra wa Oued ed-Dahab » (« Organisation pour la libération de la Seguiet el-Hamra et de l’Oued ed-Dahab »). Très vite, la Harakat Tahrir recrute parmi les jeunes Sahraouis des villes et les auxiliaires de l’administration.
Les membres paient des cotisations et prêtent serment sur le Coran. Des actions armées sont envisagées, mais elles n’auront pas le temps d’aboutir. La philosophie du mouvement, nous affirmeront plus tard quelques-uns de ses anciens militants réfugiés en Algérie, était autonomiste, voire indépendantiste, et prônait l’organisation d’un référendum.
En fait, cette petite formation clandestine diffusait fort peu de documents écrits, et il semble bien que Bassiri lui-même n’ait jamais évoqué cette perspective. Deux de ses frères, que nous avons interrogés à Casablanca, affirment au contraire que le fondateur de la Harakat Tahrir a toujours conçu son action dans le cadre du rattachement du Sahara occidental au Maroc. Ils ajoutent que Bassiri entretenait des relations suivies avec les autorités marocaines, qui l’encourageaient dans son projet et ont d’ailleurs protesté auprès des autorités espagnoles après sa disparition – et, très vraisemblablement, sa liquidation immédiate, si l’on en croit ses frères, qui affirment qu’il aurait été égorgé. Certaines sources espagnoles ont au contraire affirmé que Bassiri avait été livré à la police marocaine, laquelle l’aurait ensuite fait disparaître. Mais rien n’est venu depuis confirmer cette thèse.
Il peut donc paraître quelque peu abusif de faire de Mohamed Bassiri et de la Harakat Tahrir le père spirituel du Front Polisario. Tout comme il est d’ailleurs excessif de nier toute existence au Polisario avant sa « prise en mains » par l’Algérie. Mais là encore, comme lors de la « liquéfaction » de l’ALS, il est évident que des sentiments certes minoritaires d’aigreur et d’incompréhension vis-à-vis de ce qui était perçu comme de la tiédeur de la part des autorités marocaines se sont fait sentir du côté de certains militants sahraouis.
Certains militants sahraouis se sont sentis délaissés et ont donc nourrit un sentiment de vengeance à l'encontre du Maroc et il était donc plus facile de subir toutes les manipulations extérieures.
Et il est vrai que si les nationalistes marocains ne se sont pas privés, dans les années 1960, de critiquer le pouvoir, qui avait, selon eux, gelé la lutte contre l’Espagne, ces mêmes nationalistes n’ont pas toujours fait montre d’une très grande sollicitude à l’égard d’un combat jugé secondaire par rapport aux événements politiques intérieurs du royaume. En tout état de cause, ils entendaient bien diriger eux-mêmes toute lutte éventuelle.
L’affaire de Zemla et l’effondrement de la Harakat Tahrir furent très durement ressentis de l’autre côté de la frontière, au Maroc, parmi les jeunes émigrés sahraouis de la seconde génération, ceux dont les parents avaient accompagné l’ALS dans sa retraite forcée. Scolarisés et donc beaucoup plus politisés que leurs aînés, les étudiants sahraouis de Rabat et de Casablanca avaient vis-à-vis du pouvoir et des acteurs politiques marocains ce que l’un d’entre eux appelle « une exigence de solidarité ». Nous touchons ici très directement aux origines de ce qui allait devenir le Front Polisario.
Et la surprise n’est pas mince, pour l’observateur extérieur, de découvrir que ce même Polisario, au moment de sa fondation, n’était pas un mouvement réellement sécessionniste, ni même anti-marocain. Que ses premiers dirigeants avaient beaucoup de peine à concevoir leur lutte anticoloniale comme devant déboucher sur une quelconque indépendance vis-à-vis du Maroc. Et que cette revendication n’allait s’affirmer, après bien des malentendus, qu’à partir du moment où l’Algérie de Houari Boumédiène put l’encadrer, la canaliser, et bientôt la manipuler.
En 1970, au moment de l’effusion de sang de Zemla, El Ouali Mustapha Sayed, ou Lulei comme l’appelaient ses amis, est étudiant en droit, boursier à l’université Mohammed V de Rabat. Il ne connaît pas Bassiri, mais la Harakat Tahrir recueille spontanément ses faveurs. Issu d’une modeste famille d’éleveurs « reguibi de l’Ouest », il s’était installé dans la région de Tan Tan à l’âge de 10 ans, avec ses parents, après la défaite de l’Armée de libération du Sud (ALS).
Aidé, comme la plupart des jeunes Sahraouis immigrés, par le ministère marocain de l’Éducation, celui qui allait devenir le fondateur du Polisario est scolarisé au lycée Ben-Youssef de Marrakech, avant de s’inscrire à l’université, à Rabat, où il se lie naturellement avec la quarantaine d’étudiants sahraouis qui, comme lui, avaient connu le nomadisme, l’exode et la sédentarisation. Parmi eux : Mohamed Lamine Ould Ahmed, Mohamed Ali Ould El Ouali, Mohamed Salem Ould Salek et Mohamed Ould Sidati. Béchir Mustapha Sayed, le frère d’El Ouali, était alors lycéen à Agadir. La plupart de ces hommes allaient jouer un rôle important dans la formation du nouveau mouvement.
À Rabat, El Ouali fonde, en 1971, un collectif d’étudiants sahraouis, tous persuadés comme lui que la libération du Sud viendra du Nord. Leur obsession : en finir avec la domination espagnole. Personne ou presque ne parle d’État indépendant. Ils s’efforcent même, aussi paradoxal que cela puisse paraître a posteriori, d’obtenir le soutien des partis d’opposition marocains favorables aux thèses du Grand Maroc.
El Ouali rencontre Allal El Fassi et Ali Yata, plusieurs étudiants adhèrent à la Jeunesse de l’Istiqlal. Tout en se considérant comme dépositaires de la flamme allumée à Zemla et comme les héritiers des combattants de l’ALS, les jeunes Sahraouis ne se comportent pas comme de futurs sécessionnistes. Telle est tout au moins l’impression de ceux qui à l’époque les ont rencontrés et que nous avoMémofns pu interroger.
Pourtant, un peu par agacement vis-à-vis des « atermoiements » officiels, influencé aussi par la résistance palestinienne et par le militantisme politique qui régnait alors sur les campus du royaume, persuadé que la lutte de libération des Sahraouis devait précéder – et non pas suivre comme le lui disaient les partis d’opposition – un changement de gouvernement à Rabat, un courant apparaît à la fin de 1971 en faveur d’un avenir autonome pour la colonie espagnole.
Cette attitude se renforce à la suite des tracasseries auxquelles la police marocaine, peu soucieuse d’accepter l’existence d’une organisation de libération sur son territoire, soumet les étudiants sahraouis. Le début des années 1970 est en effet au Maroc une période de forte tension politique interne, marquée par deux tentatives de coup d’État, et cette situation explique en grande partie la volonté des autorités et des partis confrontés à la menace prétorienne de ne pas ouvrir face à l’Espagne un front susceptible de disperser les énergies. Contrairement à ce que l’on a pu dire par la suite, la priorité est alors à la consolidation du front intérieur, qui ne passe pas par une quelconque aventure extérieure.
Certes, ces tracasseries ne prirent jamais l’allure d’une véritable répression, mais elles ne furent pas pour autant totalement bénignes : El Ouali est interpellé à Tan Tan le 3 mars 1972, puis emprisonné pendant deux jours ; et quarante cinq manifestant sahraouis anti-espagnols sont incarcérés pendant deux semaines, trois mois plus tard, dans la même localité. Mais ces incidents provoqués par la très redoutable police du général Oufkir, confortent le courant nationaliste au sein du groupe El Ouali et si l’on ne parle pas encore de rupture avec le Maroc, l’indépendance n’est plus un mot tabou.
À preuve, le collectif des étudiants sahraouis, qui, depuis plusieurs mois, a envoyé des émissaires au Sahara occidental afin d’entrer en contact avec d’anciens membres ou partisans de la Harakat Tahrir, cherche à obtenir le soutien d’autres gouvernements arabes. Entre mars et juin 1972, des lettres en ce sens sont envoyées au colonel Kadhafi, à Houari Boumédiène et au gouvernement irakien. Elles n’évoquent pas l’autonomie du territoire, mais cette perspective peut se lire en filigrane. Fin mai 1972, au moment où Feu SM le roi Hassan II en visite à Agadir promet dans un discours aux Sahraouis qu’ils ne seront « ni oubliés ni négligés » et que sa politique à l’égard de l’Espagne « n’est pas en contradiction avec notre ferme détermination de nous lier à nouveau avec nos sujets vivant au Sahara », Mustapha El Ouali se rend en Algérie.
Parti de la province de Tarfaya à bord d’une Land Rover, il se rend à travers la Hammada au mouggar traditionnel de Tindouf. Il entre en contact avec des Sahraouis réfugiés depuis l’incident de Zemla et, pour la première fois, avec des représentants du FLN algérien. Les Algériens semblent avoir réagi froidement aux approches d’El Ouali. Celui-ci, en effet, s’il sollicita vraisemblablement leur aide, ne paraît pas avoir évoqué devant eux la nécessité d’une rupture avec le Maroc. Personnalité fort indépendante, Mustapha El Ouali se serait au contraire avant tout attaché à solliciter l’appui algérien pour combattre l’Espagne, faisant comprendre à ses interlocuteurs que le reste n’était pas de leur ressort.
Cette attitude distante est directement à l’origine de la méfiance qu’inspirera El Ouali aux Algériens, soucieux de contrôler le mouvement, et de la préférence qu’ils n’allaient pas tarder à manifester vis-à-vis de Mohamed Abdelaziz et de quelques autres dirigeants réputés plus compréhensifs à leur égard. Mohamed Abdelaziz, le futur président de la République arabe sahraouie démocratique (RASD), est un Reguibi de l’Est. Sa tribu, celle des Reguibat Fokra, nomadisait entre Zag et Tindouf aux confins de l’Algérie et du Sahara occidental. Mais lui-même est né à Marrakech, où son père servait au sein des Forces armées royales (FAR). Contrairement, par exemple, à son adjoint Brahim Ghali, Mohamed Abdelaziz, qui est un « Sahraoui de l’émigration », n’a du Sahara occidental qu’une connaissance indirecte.
De plus, il semble que l’Algérie n’ait pas voulu être associée à une campagne de guérilla mal organisée contre l’Espagne, avec laquelle elle entretenait des relations économiques croissantes. Cette incompatibilité d’humeur entre le fondateur du Polisario et les Algériens ne cessera d’ailleurs jamais, et plusieurs anciens compagnons d’El Ouali nous ont même assuré qu’il fut brièvement arrêté et expulsé lors d’une visite à Alger au printemps de 1973, quelques semaines avant la création officielle du Front.
Les sympathies de Mustapha El Ouali allaient en fait beaucoup plus du côté du colonel Kadhafi, à qui il rend visite au tout début de 1973 et qui lui promet des armes afin qu’il déclenche « une guerre du peuple si l’Espagne ne se retire pas d’ici la fin de l’année », que de celui du colonel Boumédiène. Enfin, les dirigeants algériens, soutenus en cela par certains Sahraouis hostiles au leadership d’El Ouali, le soupçonnaient à l’évidence de ne pas avoir intellectuellement rompu avec l’idée d’un Maroc uni de Tanger à Dakhla, ni même avec ses sympathies monarchistes.
En janvier 1973, les autorités interceptent ainsi un mémorandum confidentiel rédigé par El Ouali à l’intention d’opposants marocains installés à Alger dont voici un passage : « Suite à des vagues successives d’émigration vers le Sahara et de contre-migration au Maroc, cette région est devenue entièrement dépendante, à presque toutes les époques, des autorités marocaines existantes,… Et on peut dire que la région était une province marocaine comme toutes les autres provinces marocaines. » Il est clair, en dépit de l’imparfait employé dans la dernière phrase, que l’auteur de ces lignes – qui, répétons-le, sera quatre mois plus tard le premier secrétaire général du Polisario – ne semble pas hostile à l’idée de l’intégration du Sahara occidental au royaume. El Ouali partageait d’ailleurs avec son maître spirituel Mouammar Kadhafi une hostilité de principe vis-à-vis des micro-États, facteurs de division de la nation arabe.
C’est donc en Mauritanie, plus accueillante, et non en Algérie qu’El Ouali réunit son petit groupe de cadres provenant du Sud marocain, du cercle des étudiants sahraouis de Rabat, du noyau entourant M’Hamed Ould Ziou à Zouérate et des villes du Sahara d’où venaient des recrues comme Mahfoud Ali Beiba ou encore Brahim Ghali, originaire de Smara, ancien employé aux phosphates de Bou Craa et ex-membre de la Policia Territorial, qui deviendra plus tard le chef militaire du Front, puis son secrétaire général.
Une première réunion se tient à Zouérate, et le 10 mai 1973, une seconde assemblée, convoquée près de la frontière entre le Sahara occidental et la Mauritanie, proclame la naissance du Front populaire pour la libération de la Seguiet el Hamra et du Rio de Oro, le Polisario. Dix jours plus tard, le Front menait sa première attaque – de faible envergure il est vrai – contre un poste isolé des Tropas Nomadas à El Khanga, dans le nord-est de la Seguiet el Hamra.
Évoquant la fondation du Front, un opuscule officiel de la RASD, édité quelques années plus tard, estime que « la révolution, dans sa première année, n’était pas claire sur certains de ses buts« . On comprend le sens de cette remarque en lisant le manifeste rédigé lors de la fondation du Front, qui est défini comme « l’expression de la masse, optant pour la violence révolutionnaire comme moyen pour que le peuple arabe sahraoui africain puisse retrouver sa liberté totale et déjouer les manœuvres du colonialisme espagnol ».
L’objectif de l’indépendance n’est nulle part explicitement évoqué et la formule de « liberté totale », nous ont assuré d’anciens compagnons d’El Ouali, était délibérément ambiguë – le fruit d’un consensus entre radicaux et modérés partisans de ne pas rompre tous les liens avec le royaume. Il est d’ailleurs significatif de noter que lorsque le Polisario révéla son existence par voie de communiqué, deux mois après sa fondation, quatre quotidiens marocains, dont l’officieux Matin du Sahara, publièrent intégralement ce texte sans apparemment trouver à y redire.
Il faudra attendre le mois d’août 1974 et le second congrès du Front pour que l’indépendance du Sahara occidental soit une première fois évoquée. Entre-temps, le groupe El Ouali avait semble-t-il été mis en minorité et l’Algérie avait renforcé son influence au sein du mouvement. Le fondateur du Polisario devait trouver la mort en juin 1976, dans la région de Benichab, lors d’un affrontement avec l’armée mauritanienne au moment où, dans les camps de Tindouf, la discussion était vive entre « dogmatiques » partisans d’un État de type algérien et « révolutionnaires » prônant le maintien d’une ligne plus indépendante. Les premiers, qui regroupent pour l’essentiel les hommes d’appareil de la RASD et refusent tout compromis avec le royaume, s’opposent aux seconds, les « historiques », partisans d’une stratégie beaucoup plus souple. Appuyés par l’Algérie, ils ne tarderont pas à l’emporter.
L’histoire de la fondation du Front Polisario, sa gestation depuis la fin des années 1950, est donc, on l’a vu, plus ambiguë que ce que dit la mythologie officielle. Ni création artificielle, ni résultat de l’irrésistible surgissement d’une conscience nationale, elle est un peu, pour un Maroc à la recherche de ses « habitudes historiques », une histoire d’occasions manquées. Et pour bien des militants sahraouis anticolonialistes, celle d’un lent glissement vers une attitude d’affrontement et de dépendance qui, de plus en plus, apparaîtra comme sans issue. La guerre du Sahara, somme toute, n’était sans doute pas inévitable.
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