MAHI BINEBINE, L’ŒUVRE D’UNE VIE, L’ÂME D’UN MAROC
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Originaire de Marrakech où il voit le jour en 1959, Mahi Binebine est un artiste polyvalent, à la fois peintre et écrivain d’expression française. En 1980, il s’installe à Paris pour poursuivre des études en mathématiques, discipline qu’il enseignera durant huit années. Par la suite, il se tourne pleinement vers ses deux passions : la littérature et la peinture. Ses œuvres romanesques connaissent un succès international et sont traduites dans une dizaine de langues. Entre 1994 et 1999, il vit à New York, où certaines de ses toiles rejoignent la prestigieuse collection permanente du musée Guggenheim. En 2002, il choisit de revenir à Marrakech, ville où il réside et crée encore aujourd’hui.
Peintre de renommée internationale et écrivain d’une sensibilité rare, Mahi Binebine incarne l’artiste total, enraciné dans la terre du Maroc et habité par ses blessures comme par ses espérances. Il manie le pinceau et la plume avec la même intensité, créant deux œuvres en miroir où se mêlent mémoire familiale, douleurs de l’histoire nationale et résilience d’un peuple.
Son nouveau roman, La nuit nous emportera (Robert Laffont, 2025), s’inscrit dans cette veine profondément marocaine, à la fois intime et universelle. Il y rend un hommage bouleversant à la figure maternelle, pilier silencieux de tant de familles marocaines, et boussole morale d’un récit traversé par l’exil, la déchéance et l’amour inconditionnel.
Au centre de ce livre vibrant, Mamaya, la mère, incarne tout ce que l’on retrouve dans la culture marocaine : dignité dans l’épreuve, autorité douce et sacrifice quotidien. Élevant seule ses sept enfants, inspiré de l’histoire d’Aziz Binebine, emprisonné à Tazmamart pendant 18 ans, elle devient à la fois forteresse et refuge, sévère et tendre, rugueuse et lumineuse.
Mamaya ne se contente pas d’éduquer : elle forge, elle façonne, elle bâtit. Lorsque la maladie l’atteint, elle enterre symboliquement sa féminité dans la terre de ses ancêtres, à Sidi Boulghmour. Un acte d’une profondeur spirituelle rare, qui révèle à quel point la mère marocaine transcende sa propre douleur pour préserver l’héritage de ses enfants.
Mahi Binebine n’est pas seulement écrivain. Ses sculptures et toiles exposées au Guggenheim ou à Marrakech sont hantées par les mêmes thèmes : le double, l’absence, la filiation, la prison et la liberté. Chaque visage peint en miroir rappelle un frère disparu, un père trop silencieux, une mémoire qu’on refuse d’enterrer.
Ses livres, eux, donnent voix à ces douleurs tues. Dans Mon frère fantôme (2022) comme dans Rue du pardon (2019), il explore le lien déchiré entre les générations, les trahisons et le difficile pardon. Le fils qui pardonne au père ayant renié le frère incarcéré ; l’artiste qui transforme la honte en œuvre, et la blessure en lumière.
Dans Le Fou du Roi (2017), Mahi Binebine revient sur l’une des figures les plus paradoxales de son parcours : son père, Mohamed Binebine, “le Fqih”, qui fut le conteur attitré du Palais sous Feu SM le Roi Hassan II. Une fonction aussi noble que fragile, où l’homme cultivé doit amuser le souverain, sans jamais franchir la ligne.
Mais l’histoire bascule en 1971, lorsque le frère du romancier est impliqué dans un coup d’État avorté. Le père, fidèle au Roi, renie son fils. Le conflit devient shakespearien : un fils au bagne, un autre qui observe, et un père tiraillé entre deux fidélités. De cette tragédie familiale naît une œuvre littéraire parmi les plus puissantes du Maroc contemporain.
Chez Mahi Binebine, la littérature devient un outil de réconciliation avec le passé. Revenu du silence, le frère survivant enseigne à l’auteur une vérité essentielle : “la haine est un poison qui tue celui qui la porte”. Le pardon n’est pas faiblesse, mais délivrance. Et c’est peut-être là le message fondamental de toute l’œuvre de Binebine : on ne peut pas construire l’avenir sans faire la paix avec l’histoire.
Dans La nuit nous emportera, ce n’est pas l’obscurité qui domine, mais la chaleur de l’enfance, la force des mères, la puissance de l’amour familial. C’est un Maroc souvent dur, mais toujours debout. Une maison modeste où résonnent les “Kan ya makan” des contes populaires, une cuisine où mijote le herbel au miel, un cœur collectif où chaque lecteur peut se reconnaître.
Loin des clichés misérabilistes, Binebine peint un Maroc vrai, complexe, humain. Et c’est sans doute ce regard à la fois personnel et universel, ancré et poétique, qui fait de lui l’un des plus grands conteurs du Royaume.
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