À quoi pense André Dubois quand il attend, en cette fin de matinée du 16 novembre 1955, sur le tarmac de l’aérodrome militaire de Rabat-Salé, l’avion qui ramène Sidi Mohammed Ben Youssef ? À la fin d’une époque ? Au début d’une nouvelle ère ? À la certitude, pressentie dès sa nomination et incarnée dans le retour du souverain, qu’il sera bien le dernier résident général, la figuration définitive de la réponse apportée par la France à la « question marocaine » ? Sans doute son esprit navigue-t-il entre ces trois impressions qui se valent toutes en cet instant. Et c’est certainement soulagé qu’il déclarera devant le futur roi, ce même jour à 17 heures, que « la volonté du gouvernement français est de conduire le Maroc au statut d’État indépendant. »
En attendant, Dubois est à son poste. Nommé le 3 novembre, il est arrivé à Rabat il y a quatre jours avec comme mission première d’accueillir le sultan. Il s’investit complètement dans cette tâche et en suit tous les préparatifs. Dans l’après-midi du 13 novembre, il a inspecté une partie de la voie qu’empruntera le cortège. Un journaliste l’accompagne. « La route est jalonnée de mâts, de drapeaux français et chérifiens, d’oriflammes, d’écussons rouges portant l’étoile verte. »
Partout dans la ville, des banderoles et des portraits de Ben Youssef. Comme sur le pont qui surplombe le Bouregreg, plusieurs arcs de triomphe, recouverts d’étoffes aux couleurs du drapeau rouge et vert ou de branches de palmier, sont en construction. Tout au long du chantier, des promeneurs « français et marocains » sont massés. La ville entière semble être dans la répétition générale du moment précis où Mohammed V posera le pied sur le sol de son pays, après plus de 800 jours d’exil. La nuit précédant le retour du souverain, des « milliers de feux » sont allumés au bord de la route qui mène au terrain d’aviation.
Escorté par une escadrille de chasseurs, le Douglas DC-6 en provenance de Paris atterrit à 11 heures 25. Aux côtés de Dubois, une délégation réunit les quatre gardiens du trône, le président du conseil, Fatmi Benslimane, Ghislain Clauzel, ministre plénipotentiaire et conseiller du sultan, le pacha de Rabat, le premier khalifa du pacha de Salé et un représentant du khalifa de Tétouan. Derrière eux, une foule de cinq cents personnes mêle des représentants de tout le royaume : autorités, partis politiques, syndicats, anciens combattants, et près de trois cents correspondants et envoyés spéciaux.
Le Monde raconte : « Lorsque la porte de l’appareil fut ouverte, la foule, jusque-là bruyante, devint silencieuse tandis que montait au-delà du terrain, un peu assourdie par la distance, une clameur de joie, qui gagnait de loin en loin et s’étendait jusqu’à la ville, annonçant la prodigieuse ovation populaire qui allait saluer Mohammed V tout au long du parcours qu’emprunterait le cortège. La passerelle avancée, Si Mammeri, chef du protocole, descendit de l’avion et alla au-devant du résident général, qu’il mena auprès du souverain resté dans l’appareil. À 11 heures 42, Sidi Mohammed Ben Youssef apparaissait. Une acclamation s’éleva. Des jeunes filles, rompant les barrages, se précipitèrent pour joncher de fleurs le sol qu’allaient fouler les premiers pas du sultan. »
Le service d’ordre est rapidement submergé par la population venue ovationner un souverain dont la légitimité, depuis que sa restauration sur le trône a été approuvée le 6 novembre par l’Assemblée nationale, est totale. Bien qu’il ait prévu des manifestations de grande ampleur, Dubois semble dépassé. Les images de la télévision française le montrent les mains levées, tentant de calmer la foule avec le sourire crispé de celui qui ne maîtrise plus rien.
En route, le cortège avance au rythme des offrandes de lait et de dattes. Contenues par des hommes de l’Istiqlal, du Parti démocratique de l’indépendance et de l’Union marocaine du travail, des centaines de milliers de personnes, « six cent mille peut-être » selon la résidence, sont postées le long des quelque dix kilomètres qui séparent l’aérodrome du palais. Quand il vient saluer la foule dans l’enceinte du méchouar, du haut d’une estrade couverte et drapée de rouge, Ben Youssef fait face à cinquante mille personnes. Le soir même, il confie à Dubois : « Cette journée est la plus belle de ma vie. »
L’ambiance générale qui domine en ce 16 novembre, comme les jours suivants, est synonyme de fête et d’allégresse. Le 17, des conférences de presse sont organisées à Rabat par les partis nationalistes. Le 18, au cours de la fête du trône, le souverain proclame « la fin du régime de tutelle et du protectorat ». Entre-temps, Mehdi Ben Barka fait défiler à Rabat quinze mille manifestants sous sa direction, tandis que trente mille personnes se recueillent à Meknès en hommage aux victimes tuées le 25 juillet 1955 par les groupes spéciaux de protection de la résidence. Mais le calme qui prévaut jusqu’à présent ne dure pas. Aux « Trois Glorieuses » va succéder un week-end de sanglants incidents.
Pour remettre l’État en marche, le sultan entame le 19 les traditionnelles séances de réception des forces vives de la nation. Dans la matinée, des délégations de Rabat et Fès attendent dans la cour intérieure du palais. Parmi elles, un opposant notoire : Tayeb Baghdadi. Reconnu par la foule, le fils et khalifa du pacha de Fès – qui bâtonna publiquement le nationaliste Mohamed Hassan Ouazzani et l’envoya en prison à Taza pour avoir manifesté contre le dahir berbère – est lynché et lapidé, avec son garde du corps, dans l’enceinte du méchouar. Un cheikh est pris à partie, assommé et son corps aspergé d’essence et brûlé. D’autres personnes sont gravement blessées, dont le vice-président de la chambre de commerce de Rabat et les caïds Marrakchi et Limouri, ce dernier ayant été un farouche partisan de la destitution de Ben Youssef. Quant au caïd Fechtali, soutien de Ben Arafa, il meurt des suites de ses blessures.
Le bilan des violences à Rabat fait état de quatre morts. Aussitôt, le palais annonce la suspension des réceptions, le sultan promettant de visiter personnellement les différentes régions du royaume. Spectaculaires, les photographies prises ce jour-là par Herbert List et Thomas McAvoy seront publiées dans le magazine Life du 5 décembre 1955.
Une note de la résidence générale, datée du 23 janvier 1956, revient sur le contexte de cette période : « L’accession du Maroc à son indépendance fut interprétée par la population marocaine comme la fin d’un régime symbolisé par les pachas et les caïds, et d’une façon générale par tous ceux auxquels, depuis la conférence d’Aix-les Bains, on donnait le nom de traditionalistes et au rang desquels se trouvaient des personnalités qui, depuis de longues années, collaboraient avec les autorités françaises. Le signal de rébellion contre les pachas et les caïds donné le 19 novembre par les massacres du méchouar ne tarda pas à se répercuter en province. »
Les 20 et 21, les représailles contre « les serviteurs de l’ancien régime » frappent partout. À Fès, le khalifa du pacha est attaqué au couteau. À Meknès, le caïd échappe au lynchage en se réfugiant dans un bureau du contrôle civil. Une chasse aux indicateurs de police est lancée à Fédala, El Kelaa et Imouzzer Kandar. À Martimprey-du-Kiss (actuel Ahfir), un membre du parti populaire est assassiné. À Marrakech, le garde du corps d’un moqaddem est poignardé et un industriel marocain lapidé. L’agitation et la nervosité sont telles qu’à Casablanca, quarante mille personnes suivent au cimetière de Ben M’Sik la dépouille d’un détenu du nom de Bennani, pensant à tort qu’il s’agit de M’Hamed Ben Jilali Bennani, membre fondateur de l’Istiqlal, alors emprisonné à Port Lyautey (actuel Kénitra).
Le 21 novembre, cinq jours après son retour, le sultan est contraint de lancer un message radiodiffusé pour appeler au calme : « L’ère nouvelle dans laquelle nous allons nous engager ensemble implique nécessairement un changement profond des institutions, des méthodes et des cadres. Ces changements interviendront sous peu. En attendant, l’organisation actuelle dans les villes et les campagnes demeure valable. »
En décembre, le méchouar est encore le théâtre de nombreux incidents, comme Le Monde le rapporte le 22 en signalant un nouveau lynchage au moment où des délégations rendent visite au souverain. À son tour, le prince hériter Hassan tente de calmer le jeu : « N’écoutez pas ceux qui veulent nous diviser et qui vous poussent à vous faire justice vous-mêmes. Celui qui la veille a été un traître pour son souverain peut devenir aujourd’hui ou demain un serviteur fidèle de son roi. Certains Marocains ont mal agi envers vous et le Maroc. Mais Sa Majesté leur a pardonnés, et de plus il y a des tribunaux, seuls habilités à rendre la justice. »
Inédits en raison de leur caractère contagieux, ces actes de rébellion n’ont toutefois rien de surprenant ; les abus des pachas et caïds sont connus et régulièrement pointés du doigt par la résidence. Dans son livre Du Maroc traditionnel au Maroc moderne : le contrôle civil au Maroc, 1912–1956, Roger Gruner cite un document, daté de mai 1952, qui fait déjà état de l’animosité suscitée par les agents d’autorité : « Les Marocains supportent de moins en moins d’être mis en prison sans raison sérieuse au gré du caïd ou de celui qui le contrôle, et de verser des redevances féodales habituelles. » Prémonitoire, la note conclut : « Tolérer les exactions de caïds soi-disant pro-français est une solution de facilité qui réserve de terribles lendemains. »
Dirigées essentiellement par des Marocains contre des Marocains – sur les 78 assassinats enregistrés, un seul concerne un étranger –, les actions « épuratives » de ce mois de novembre 1955 apparaissent néanmoins limitées. Si le royaume a vécu, selon les archives françaises, cette période « dans une atmosphère de révolution », le nombre des « attentats » – 386 – a diminué de près de moitié par rapport à octobre.
Pour la résidence, « le changement de régime politique n’a pas provoqué les désordre graves que l’on pouvait appréhender ». Dubois salue notamment le rôle des partis nationalistes dans le maintien de l’ordre, bien que le poids et « les méthodes autoritaires » de l’Istiqlal et du Parti démocratique de l’indépendance, dont la rivalité tourne au règlement de compte, inquiètent sérieusement en haut lieu, aussi bien côté français que marocain. « Une partie de l’opinion considère que le sultan ne peut garder son indépendance devant la pression des partis nationalistes et de l’Union marocaine du travail. » S’il constitue une victoire contre la France, le retour du souverain au Maroc marque aussi le début d’un nouveau bras de fer.
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