Les chants et poèmes de Taougrat Oult Aïssa complètent l'histoire officielle des luttes anticoloniales au Maroc dans la mesure où jusqu'à présent, les seules luttes que cette histoire a retenues sont celles qui ont été menées par les élites urbaines nationalistes issues des classes supérieures. Or en décrivant les affrontements qui ont eu lieu entre sa tribu et les forces coloniales au début du 20ème siècle, Taougrat renseigne la postérité sur les luttes anticoloniales des paysans et des régions reculées.
Rappelons que Taougrat a échappé à l'oubli principalement grâce à l'historien français François Reyniers qui non seulement a recueilli ses chants et poèmes, mais aussi les coutumes et traditions orales des Berbères du Moyen Atlas des 19 et 20ème siècles. Suite à cette initiative, on apprend que Taougrat a vécu dans le village d'Arbala, situé dans les montagnes du Moyen Atlas. Orpheline de père, elle a été élevée par sa mère. Par ailleurs, elle était aveugle et analphabète. Or malgré ces handicaps, Taougrat réussira à devenir une poète et une chanteuse engagée d'ahidous, jouissant d'un grand respect au sein de sa tribu berbère Aït Sokhman et dans les tribus avoisinantes du Moyen Atlas, de la deuxième moitié du 19ème à la première moitié du 20ème siècle.
Toutefois, c'est le mode de vie de Taougrat qui retient l'attention. Celui-ci ne correspond pas tout à fait aux modes de vie des femmes des siècles passés au Maroc et ailleurs. Taougrat dispose librement de sa vie et de son corps. Comme fait remarquer Reyniers, elle « ne dédaigne pas de temps à autre de donner l'hospitalité la plus généreuse à quelques hommes de la tribu [...] ». D'ailleurs, l'historien note que dans la tribu d'Aït Sokhman, les femmes sont quasiment les égales des hommes et qu'elles sont présentes partout dans la sphère publique.
De même, Taougrat ne s'est jamais mariée. Certes, ce célibat pourrait s'expliquer par la cécité de la poète. Cependant, il montre qu'une femme peut être hautement respectée pour d'autres qualités que celles d'une épouse et d'une mère. En fait, pour reprendre les paroles de l'historien, si Taougrat jouit d'une « autorité particulière parmi les gens qui l'entourent », c'est parce que lors des danses d'ahidous, elle a été une poète et une chanteuse engagée.
Fait intéressant à noter ici: Taougrat compose elle-même ses poèmes, et cela, à une époque où ça se fait rarement chez les femmes. De plus, il faut croire que ces poèmes touchent
profondément les lecteurs, puisque ceux-ci considèrent la poète comme une sorcière ou une prophète. Reyniers éprouve même le besoin de préciser que Taougrat « n'est pas une prophétesse, ni même une sorcière, c'est une femme berbère, simplement, aveugle et dont l'imagination est merveilleuse ».
Mais si la poète déborde d'imagination, ses poèmes sont paradoxalement fort ancrés dans la réalité de son temps. À cet égard, rappelons que le Maroc est devenu un protectorat français en 1912. Mais si le gouvernement central a été aussitôt soumis, le reste du Maroc échappe au pouvoir colonial. Aussi pour étendre son contrôle à la totalité du territoire, ce pouvoir adopte comme stratégie la tactique de la « tache d'huile », c'est-à-dire attaquer une région à la fois et isoler les tribus vaincues des tribus rebelles, de sorte que ces dernières ne puissent pas s'approvisionner entre autres en armes. Les poèmes de Taougrat s'inscrivent dans le cadre des attaques sanglantes livrées par l'armée française contre les membres de sa tribu, des années 1920 à 1930.
Ainsi, dans un premier temps, la poète raille les hommes qui, au lieu de résister jusqu'au bout, se sont sauvés devant la supériorité militaire des forces coloniales:
O celui de ma jmaa (communauté),
appelle Haddou Ykhleft,
lui-même et quelques-uns de son clan,
il s'est enfui Ou Hnin,
il s'est mis sous la protection des Ait Abdi,
en sacrifiant un mouton.
Il a laissé ses enfants
qu'a ramenés Sidi,
celui-ci et Ould Mamoun
Déçue par ce qu'elle considère être la lâcheté des hommes, Taougrat appelle ensuite les
femmes à la résistance:
Lève-toi Itto, Thouda et Izza.
C'est aux femmes d'aller à la guerre,
puisque tant d'hommes sont devenus inertes.
La poète appelle également l'ensemble des membres de sa communauté à rejeter tout échange avec les colonialistes qu'elle qualifie de roumis (chrétiens):
Je préfère me revêtir d'un mauvais burnous
et m'en aller chez les musulmans
que d'être convoyeuse chez les roumis
En effet, selon Taougrat, étant inégal, cet échange est inévitablement dégradant:
Où doit retourner pour être musulman,
celui qui a été autrefois au bureau,
où il a été immatriculé par le roumi
Enfin, devant la défaite de sa tribu, la poète chante pêle-mêle son amertume, la tristesse de la terre et l'impuissance des Berbères à honorer leurs ancêtres :
Bou Attas a pleuré,
jusqu'à ce qu'il ait fait pleurer l'Oukchal
et pleura Arbala- quand ils ont vu l'ennemi
Suite à cette défaite, survenue autour de 1930, Taougrat quitte son village Arbala et se réfugie à Tounfit, près de l'assif Quirine. Elle est alors très âgée et amère:
L'assif Ouirine et le col de l'épaule,
Est-ce qu'il y a seulement quelque chose à manger là ?
Quand même je vais y donner la tête
Toutefois, l'accueil des habitants de Tounfit et ceux des villages environnants a dû un tant soit peu réconforter la poète. Dans sa nouvelle contrée, celle-ci jouit d'un grand prestige. On raconte que les villageois vont la voir et lui offrent des cadeaux pour avoir la chance d'entendre « une parole de Taougrat »
Si les chants et poèmes de Taougrat ont eu un profond impact sur son entourage de l'époque, il en est de même de nos jours. En nous instruisant sur les perspectives des populations des régions montagneuses, ses paroles permettent la réécriture de l'histoire des luttes anticoloniales.
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