Plusieurs footballeurs algériens ayant participé aux Coupes du monde de 1982 et de 1986 évoquent publiquement le lien entre les médicaments consommés lors des stages et la naissance de leurs enfants handicapés. Ce sont au moins huit joueurs de la sélection algérienne des années 80 qui ont eu des enfants atteints de déficiences. Trois d'entre eux se disent victime de ces prises de produits et réclament l'ouverture d'une enquête pour prouver le lien entre les handicaps et la prise de produits dopant.
L'ancien défenseur Mohamed Chaïb, père de trois filles handicapées se livre à l'AFP : "Nous avons décidé d'évoquer publiquement cette affaire lorsque nous avons découvert qu'il y avait pas moins de huit ex-internationaux qui ont engendré des handicapés. Nous avons des doutes sérieux sur les effets des médicaments que nous consommions lors des stages de préparation. Nous voulons juste la vérité. Personne n’ose aborder le sujet. Les mémoires souvent prodigieuses lorsqu’il faut brosser un tableau idyllique sont d’un coup devenues oublieuses. Alors que nous souffrons dans notre chair depuis plus de deux décennies".
Ses coéquipiers abondent dans le même sens en racontant le calvaire de leurs enfants et la souffrance des parents.
A présent, les joueurs réclament l’ouverture d’une enquête pour déterminer si oui ou non la naissance d’enfants handicapés chez d'anciens internationaux a un lien avec des produits pris quand ils étaient sportifs de haut niveau.
Les joueurs concernés sont Mohamed Kaci-Saïd, l'attaquant Djamel Menad, Tedj Bensaoula, les défenseurs Mohamed Chaïb et Mustapha Kouici, le milieu de terrain Salah Larbès ou le gardien de but Mehdi Cerbah. Et la liste ne se limite pas aux footballeurs. Elle comprend également de nombreux sportifs (judokas, athlètes, handballeurs, etc.) de cette génération passés par l’Institut des sciences et de la technologie du sport (ISTS) de Ben Aknoun, sur les hauteurs d’Alger, où enseignaient alors des ressortissants du bloc soviétique.
MOHAMED KACI-SAID RACONTE...
C’est en 1980 que Mohamed Kaci-Saïd, alors âgé de 22 ans, connaît sa première sélection. À l’époque, l’équipe nationale est dirigée par le Yougoslave Zdravko Rajkov, qui s’est attaché, trois mois après sa nomination, les services du Russe Sacha Tourdiev, professeur de biochimie à l’ISTS de Ben Aknoun. Kaci-Saïd raconte : "Tourdiev nous donnait des comprimés de différentes couleurs. Nous les prenions uniquement lors de nos stages [avec la sélection], jamais en club. Le matin, tout le monde y avait droit. Il nous expliquait que ces pilules étaient sans danger, destinées à améliorer nos performances."
Rapidement, Tourdiev met à l’écart Rachid Hanifi, médecin de l’équipe nationale algérienne entre 1979 et 1981, en lui dissimulant les dossiers médicaux des joueurs. "Je soupçonnais des techniques d’évaluation douteuses, mais je ne pouvais rien faire dès lors que je n’avais plus accès aux dossiers, souligne Hanifi, qui nous reçoit dans son bureau. Lorsque j’ai signalé ces anomalies à la hiérarchie et au ministère des Sports, on m’a demandé de tolérer cette façon de faire. Ne pouvant l’accepter, j’ai démissionné. Qu’ont-ils fait après ? Je ne saurais le dire, mais ces handicaps sont pour le moins troublants."
La prescription des pilules disparaît en mars 1982, dès l’arrivée à la tête de l’équipe de Mahieddine Khalef. "Avec lui, plus aucun comprimé n’a été délivré aux joueurs, mis à part les médicaments habituels", soutient Mohamed Chaïb. Kaci-Saïd acquiesce : "Les pilules ont disparu avec le départ du Russe. Comme par enchantement." Tourdiev dopait-il les joueurs à l’insu du staff algérien ? Menait-il des expérimentations clandestines ? Mahieddine Khalef est catégorique : "Le dopage existait dans les pays de l’Est, mais pas en Algérie, affirmait-il en novembre 2011. Tout était strictement contrôlé par le Centre national de médecine du sport."
Sauf que les pilules reviennent avec le Russe Guennadi Rogov, nommé sélectionneur en octobre 1986. Cette fois-ci, Tourdiev cède la place à Aleksander Tabarchouk, dit Sacha. Professeur de biochimie à l’ISTS, Tabarchouk parle un français approximatif et traîne une réputation peu flatteuse à l’Institut. "Il était réservé et dispensait ses cours avec l’aide d’un interprète. Calculateur, il monnayait parfois les notes des examens en réclamant des étudiantes quelques faveurs", confie l’une de ses élèves, qui a requis l’anonymat et s’étonne : "Je ne comprends pas comment un prof de biochimie peut s’occuper de la santé des internationaux algériens."
Dès le premier stage des Fennecs de l’ère Rogov, les fameux comprimés bleus, jaunes, rouges et verts réapparaissent. Toujours enveloppés dans des sachets en plastique, jamais accompagnés d’étiquettes, de prescriptions ou de notices. "Sacha pouvait nous réveiller même à 6 heures du matin pour nous demander de les prendre", lâche Kaci-Saïd. Alors buteur de l’équipe nationale – et aujourd’hui père de Rima, 19 ans, handicapée mentale et physique -, Djamel Menad "[se souvient] très bien de ce médecin russe qui [leur] donnait des pilules jaunes qu'[ils prenaient], à l’époque, sans savoir quoi que ce soit". "Je trouvais leur forme un peu bizarre, note-t-il, mais comme le médecin insistait sur le fait que c’était de simples vitamines, du magnésium, on les prenait." Un jour, l’international Réda Abdouche en demande l’origine au Russe ; gêné, celui-ci rétorque : "Ce sont des vitamines que j’ai ramenées à la hâte…"
Aleksander Tabarchouk ne nie pas l’usage des comprimés mais soutient qu’il n’y avait que des vitamines – "des vitamines françaises", précise-t-il – et des "nutriments pour enfants". Où se procurait-il ces derniers ? En Hollande, "J’ai donné deux ou trois sortes de vitamines françaises, j’ai aussi utilisé des vitamines suisses, du Supradyn et d’autres, toutes achetées par la fédération algérienne."
"J’aimerais bien que Sacha Tabarchouk vienne s’expliquer en Algérie, soupire Kaci-Saïd. Il dit que ce sont des médicaments pour nourrissons, mais nous n’étions pas des nourrissons, nous étions des athlètes de haut niveau. Et dire qu’à l’institut de Ben Aknoun ce médecin faisait des expériences sur les animaux ! Pour lui, nous étions des rats de laboratoire."
Trois ans après avoir éclaté, l’affaire, dont la presse avait fait ses choux gras, semble reléguée aux oubliettes. Mohamed Chaïb et son épouse ont effectué des analyses en France et consulté un spécialiste. Diagnostic de ce dernier : il n’y a aucune raison qu’ils engendrent des enfants handicapés. "Cherchez du côté de vos médecins russes." Sous la pression des parents, certains des enfants affectés ont été admis dans un hôpital proche d’Alger pour une série d’examens. Après analyses, les spécialistes ont conclu à l’impossibilité de lier leurs handicaps aux substances ingurgitées par leurs pères trente ans plus tôt.
Pas de soutient du gouvernement
À l’instar de Kaci-Saïd, les anciens sportifs déplorent l’attitude des autorités. "Je ne veux pas entendre parler de ce dossier", aurait tranché, lapidaire, l’ancien ministre de la Jeunesse et des Sports Hachemi Djiar lorsqu’il en eut vent. Son successeur, Mohamed Tahmi, a bien reçu Menad, Chaïb et Kaci-Saïd, mais il leur a recommandé de "ne plus ébruiter l’affaire", s’engageant "à ce que les parents et les enfants soient pris en charge". Plusieurs mois après cette promesse, le dossier est bloqué dans les méandres de l’administration. Au ministère, on répond qu’il suit son cours, sans plus de précisions. L’avocat des ex-mondialistes, Mourad Boutadjine, dénonce, lui, la mauvaise foi des responsables et menace de porter l’affaire en justice. Révolté, Kaci-Saïd assure que les parents sont livrés à eux-mêmes : "Aucune prise en charge de l’État, pas d’aide. Nous comptons sur nous-mêmes, la famille et la solidarité des Algériens. Si on me donne le choix entre la santé de ma fille et la Coupe du monde, je choisis ma fille. C’est pour cela que nous n’allons pas nous taire."
Similitudes avec le "modèle" est-allemand
Les traitements pratiqués, selon les joueurs, de façon intermittente entre 1980 et 1988 par les médecins et les entraîneurs étrangers sur les internationaux algériens présentent de nombreuses similitudes avec le système de dopage mis en place entre 1969 et 1989 dans l’ex-République démocratique allemande (RDA, l’Allemagne de l’Est communiste). Pour améliorer les performances des athlètes, des médecins, spécialistes en endocrinologie, en pharmacologie ou en physiologie, leur administraient des pilules et des injections quotidiennes. Ex-entraîneur de natation en RDA, Rolf Gläser avouait en 1998, lors d’un procès sur le dopage, avoir administré à six nageuses des comprimés d’Oral-Turinabol, un stéroïde anabolisant. Une politique qui a provoqué de graves troubles chez les sportifs concernés. Certains ont donné naissance à des enfants handicapés, comme la nageuse Barbara Krause, qui a eu deux enfants atteints de malformations aux pieds. Ou Christiane Knacke-Sommer, médaillée de bronze sur 100 m papillon aux Jeux olympiques de 1980, dont la fille, née en 1983, présente aujourd’hui encore un grave déficit hormonal. Que lui administraient les médecins ? Des pilules "rouges, jaunes, vertes et bleues", a-t-elle répondu au juge lors du procès de 1998. Comme celles livrées aux internationaux algériens par Tourdiev et Tabarchouk. Selon les spécialistes, les comprimés rouges contiendraient un mélange de plusieurs vitamines, les bleus de la nandrolone (un stéroïde anabolisant), et les jaunes de la vitamine C.
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