De 1577 à 1912, et sauf une interruption de 1718 à 1767, la France a toujours été représentée auprès des sultans du Maroc, soit par des consuls qui tenaient aussi un rôle diplomatique, soit par des chargés d’affaires, soit par des ministres plénipotentiaires. De ces agents, l’un des plus distingués fut sans contredit Louis de Chénier, qui résida successivement à Safi, à Rabat, à Tanger, de 1767 à 1782 et porta d’abord le titre de consul général, puis celui de chargé d’affaires.
Fils d’un maitre de forges, Louis de Chénier naquit le 3 juin 1722 dans la paroisse de Montfort, aujourd’hui une pauvre commune de l’arrondissement de Limoux. À l’âge de vingt ans, il partit pour Constantinople, y fit du commerce et réussit si bien à se faire valoir qu’en 1750 on le désigna comme « député de la nation », c’est-à-dire représentant de l’ensemble des commerçants français de la ville. Quatre ans plus tard il épousait Élisabeth Lomaca, une Grecque catholique, qui lui donna huit enfants, dont trois moururent en bas âge et dont l’avant-dernier f ut le poète André Chénier.
Venu dans l’empire chérifien avec l’ambassadeur du roi Louis XV, le comte de Breugnon, Chénier prend ses fonctions aussitôt que celui-ci a signé l’important traité franco-marocain du 28 mai 1767. Il s’établit d’abord à Safi mais, dès l’année suivante, va s’installer Rabat, où il restera jusqu’en 1881. Il y habite une maison sise au fond d’une impasse de la rue des Consuls et qui domine le fleuve du Bou Regreg. Dans cette demeure, dont l’entretien lui occasionne de multiples ennuis, il vit seul. Sa femme, sa fille et ses quatre fils sont restés à Paris où ; grâce à son traitement, en moyenne de près de 20 000 livres par an – plus de quatre millions de francs en 1955 – il peut leur assurer une vie convenable. Il passe ainsi loin des siens plus de quinze années, durant lesquelles il ne prend qu’un seul congé, en 1774-1775. Sans doute occupe-t-il alors ses loisirs à préparer l’intéressant ouvrage qu’il publiera en 1787 : Recherches historiques sur les Maures et Histoire de l’empire du Maroc.
À Rabat notre représentant doit s’occuper de la course, puis aider et protéger le commerce français, enfin veiller sur ses compatriotes qui habitent les villes du Maroc et forment, comme on dit alors, la « nation française ».
Au siècle précédent, la course avait été la principale raison d’être du consulat de France. De 1630 à 1718, nos agents avaient dû consacrer la plus grande partie de leur activité à de laborieuses négociations en vue d’obtenir la libération des Français capturés par les corsaires. Cette question était réglée depuis le traité de 1767. Néanmoins la course subsistait au Maroc et, si nos navires étaient en principe à l’abri de ses atteintes, à la suite de l’accord signé par le comte de Breugnon, il était cependant nécessaire d’avoir un représentant dans l’empire chérifien pour assurer l’application des conventions intervenues. Ce fut la première tâche de Chénier, qui dut plusieurs fois intervenir à ces fins. En outre, aux « raïs », ou capitaines des navires corsaires, il lui incombait de délivrer des passeports et des certificats pour qu’ils ne soient pas attaqués par les vaisseaux du roi de France. À cette condition la sécurité de nos navires était assurée dans l’Atlantique et le détroit de Gibraltar.
La navigation française retenait également l’attention de notre représentant, qui notait avec soin le nom et le chargement de tous les bâtiments fréquentant les ports marocains. En 1773, vingt-deux navires vinrent de France mouiller à Larache, Rabat, Safi ou Mogador. Leurs marchandises représentaient une valeur de 400 000 livres à l’importation et 800 000 livres à l’exportation. Il appartenait encore à Chénier de réprimer la contrebande faite par les Français et les tentatives de fraude auxquelles donnait lieu la perception des droits de consulat.
Mais son rôle se manifesta parfois plus utile et plus important. Au mois de novembre 1775, le bateau marchand la Louise, du port de Nantes, fit naufrage sur la côte africaine, aux environs du cap Bojador, au sud du Maroc. Le capitaine du navire et dix-neuf membres de l’équipage, capturés par les habitants du pays et vendus deux ou trois fois comme esclaves, se trouvaient au printemps de 1776, sur les bords de l’oued Noun, dans la situation la plus lamentable. Chénier s’employa de tout son cœur à sauver ses malheureux compatriotes et le zèle qu’il apporta dans cette affaire leur permit de retrouver la liberté, puis de regagner Marseille en 1777.
Les Français établis au Maroc à la fin du XVIIIe siècle, tous des négociants, étaient peu nombreux et l’on pouvait presque les compter sur les doigts. Néanmoins ils causèrent autant de soucis et d’ennuis à notre agent que la course, la navigation ou le commerce.
Dans l’ensemble les membres de la « nation » se montraient plutôt indisciplinés et leurs intérêts particuliers leur tenaient plus au cœur que la dignité de leur pays. Certains avaient même tendance à se mêler de politique. En 1778 Chénier apprit ainsi que l’un d’eux, le sieur Desprès, avait « contrarié une négociation dont il était chargé et tenté d’affaiblir la considération attachée à sa place ». Il en référa au ministre de la marine duquel il dépendait et qui lui fit savoir que « Sa Majesté désapprouvait ceux des négociants, ses sujets, qui oseraient, de leur chef et sans y être autorisés, entrer dans quelque négociation directe avec l’empereur du Maroc ».
Fort de ces instructions, notre agent convoqua les membres de sa « nation ». Huit commerçants français assistèrent à la réunion qui fut tumultueuse. Desprès protesta violemment et tint des propos fort impolis à l’égard du chargé d’affaires, si bien qu’il il lut expulsé de l’assemblée. Chénier s’empressa de recueillir les témoignages des autres négociants et, peu après, une décision du gouvernement du roi enjoignit à Desprès de quitter le Maroc.
En 1767 le sultan Sidi Mohammed ben Abdallah avait manifesté les dispositions les plus bienveillantes à l’égard du nouvel agent français. Mais cette attitude du souverain ne dura pas longtemps. Le changement survenu s’explique par les raisons qui avaient déterminé la signature du traité de 1767. La France avait simplement en vue de protéger ses nationaux contre les attaques des corsaires et ne songeait pas à développer au Maroc son commerce, qui demeura des plus restreints. Aussi Chénier reçut-il des instructions précises lui recommandant de se montrer fort économe. En revanche Sidi Mohammed avait vu dans l’accord de 1767 le moyen d’obtenir fréquemment de riches cadeaux, à l’exemple d’ailleurs de ses prédécesseurs.
Lors de ses visites à la cour chérifienne, notre représentant n’offrit au sultan que du thé, du sucre, des tasses de Sèvres ou quelques étoffes, et le souverain l’accusa de garder pour lui les présents que, disait-il, le roi de France devait le charger de lui remettre. Mais à la suite du rapatriement des naufragés de la Louise, un ambassadeur marocain se rendit à Paris et en rapporta des cadeaux pour une valeur de 171 000 livres, ce qui ferait aujourd’hui environ 35 millions de francs.
En revanche, en 1781, la cour de France refusa de recevoir un autre ambassadeur marocain qui dut s’arrêter à Marseille et revint au Maroc porteur d’une lettre du marquis de Castries, secrétaire d’État à la Marine, pour le sultan. Celui-ci convoqua aussitôt Chénier à Marrakech et le fit comparaître devant lui. Notre chargé d’affaires fut « poussé et presque traîné » devant Sidi Mohammed. On lui arracha des mains les présents qu’il apportait au souverain. La lettre du marquis de Castries, qui n’avait même pas été ouverte, fut enveloppée dans un linge sale, puis attachée au cou du Français, renvoyé dans cette attitude humiliante. Sur l’ordre du sultan, Chénier se rendit alors à Tanger où il demeura près d’un an avant de s’embarquer définitivement pour Marseille, le 15 septembre 1782.
Il est étonnant que de semblables agissements, si peu diplomatiques, n’aient pas entraîné de réaction du gouvernement français. Mais on comprend que Chénier, las de subir les sautes d’humeur et les affronts de Sidi Mohammed, ait été quelque peu triste et désabusé à la fin de son séjour au Maroc et qu’il ait écrit : « Il n’y a ici rien de stable, tout dépendant de l’intérêt du moment et de la volonté arbitraire du souverain. » Il n’en f ut pas moins un fonctionnaire zélé, un parfait honnête homme, un excellent agent diplomatique.
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