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LE PROBLÈME DE LA MAURITANIE


Nations Unies - Assemblée Générale, quinzième session du mardi 15 novembre 1960 - POINT 78 DE L'ORDRE DU JOUR - Le problème de la Mauritanie


1. M. BOUCETTA (Maroc) déclare que le problème de la Mauritanie présente une importance considérable, dans le cadre de l'acquisition de l'indépendance par un grand nombre d'Etats africains. Durant sa longue histoire, le Maroc a toujours constitué une entité nationale délimitée du point de vue géographique et fondée sur une communauté humaine linguistique et religieuse animée des mêmes idéaux et des mêmes aspirations. Les limites du Maroc ont été de tout temps, avant l'occupation, la Méditerranée au nord, l'Atlantique à l'ouest et le fleuve Sénégal au sud. Les traités, accords et conventions internationaux étaient faits au nom de cette entité nationale. C'est ce Maroc que le monde extérieur connaissait, qui commerçait avec tous les pays et qui a reconnu des nations nées bien après lui. Quarante-quatre années de domination coloniale, au XXème siècle, n'ont pu détruire l'unité ethnique, spirituelle, sociale et humaine que le peuple marocain avait laborieusement façonnée.


2. Aujourd'hui, le combat contre le démembrement du pays continue toujours. Le Maroc, qui a toujours défendu la juste cause des autres peuples, se présente devant l'ONU pour défendre une cause conforme au droit et à la morale et pour sauvegarder son unité et son intégrité territoriale.


3. Depuis les temps les plus anciens et jusqu'à l'occupation du pays par la force, ce qu'on appelle la Mauritanie a toujours formé avec la partie aujourd'hui libérée du Maroc une même entité nationale sur les plans juridique, politique, sociologique, humain, culturel et religieux. La souveraineté du pouvoir central s'y est exercée d'une façon constante et effective. Cette province marocaine, d'une superficie supérieure à 1 million de kilomètres carrés, est une région semi- désertique ne possédant que des ressources très limitées en élevage et en agriculture. A aucun moment sa population, essentiellement nomade, ne s'est sentie différente de celle qui vit dans le Nord, et cette réalité n'a été mise en cause ni par les historiens ni même par les militaires français chargés de 1905 à 1912 de procéder à la conquête des provinces du Sud.


4. D'autre part, ce qu'on appelle aujourd'hui "Mauritanie" ou "République islamique de Mauritanie" n'a jamais, avant l'occupation française, constitué une entité nationale distincte. Comme le reste du Maroc, elle a été divisée en plusieurs provinces (émirats) placées sous l'autorité d'émirs désignés par le souverain marocain. Des personnages religieux (cadis, ministres du culte) rendaient la justice au nom du souverain du Maroc et se chargeaient de l'éducation en Mauritanie. Leur désignation a toujours été faite par la même autorité légale du pays.


5. Dans une note qu'elle a récemment fait distribuer à l'ONU, la délégation française signale que certains chefs maures ont parfois reçu des lettres d'investiture des sultans, mais qu'ils considéraient ceux-ci comme des alliés, non comme leurs souverains, et qu'en particulier ils se sont toujours refusés à leur payer la dîme coranique. Un officier français, dans un livre consacré à la Mauritanie, a démontré l'inanité de cette assertion. En 1905, le commissaire du Gouvernement français Coppolani, dans une lettre adressée au Ministre français des colonies, décrit la Mauritanie comme étant le prolongement naturel du Maroc et le maréchal Lyautey lui-même, dans une lettre adressée en 1911 au Ministre des affaires étrangères, a souligné que de tout temps les sultans avaient exercé sur cette partie du continent une autorité effective et incontestée.


6. La dynastie almoravide, qui a pris naissance dans l'extrême sud du territoire marocain c'est-à-dire en Mauritanie et a étendu son autorité sur l'ensemble du pays, a inauguré une époque marquée par la consolidation définitive de la structure sociale, politique et religieuse de l'Etat marocain. Contrairement à certaines allégations selon lesquelles les Français ont été les premiers à occuper au nom du droit de conquête les "terres vacantes et sans maftre" de Mauritanie, les conquérants français y ont trouvé une structure administrative judiciaire et une autorité légale relevant du pouvoir central marocain. Jusqu'en 1912, la seule monnaie en Mauritanie a été la monnaie marocaine. Le pouvoir central marocain assurait l'ordre et la défense nationale, nommait les agents de l'autorité et assurait le fonctionnement de l'administration. Les attributs de la souveraineté étaient exercés dans les formes de l'époque, mais la population tout entière a, jusqu'en 1912, reconnu sans réserve l'autorité du sultan du Maroc. Dans les mosquées, les prières ont toujours été dites au nom du roi du Maroc, et il en est encore ainsi dans certaines mosquées, malgré plusieurs dizaines d'années d'occupation. D'autre part, les tribus mauritaniennes ont toujours activement participé à l'investiture des sultants du Maroc: chaque fois que cet événement se produisait, les hommes de lettres et les chefs mauritaniens venaient prendre part à l'élection de leur monarque. De nombreuses personnalités mauritaniennes encore vivantes aujourd'hui ont assiste en 1908 à l'élection et à l'investiture du dernier roi du Maroc avant l'établissement du protectorat français. Enfin, les Mauritaniens ont toujours contribué à la défense du royaume contre les attaques des puissances coloniales. Témoin les combats violents livrés contre l'armée française à Casablanca en 1907 et dans la région de Marrakech en 1910 et 1911, auxquels participèrent des Mauritaniens.


7. Une preuve supplémentaire de la souveraineté permanente et effective du Maroc sur les régions sud est fournie par les conventions et accords internationaux du début du siècle. L'Acte général de la Conférence internationale d'Algésiras, en date du 7 avril 1906, a eu pour base la reconnaissance unanime du "triple principe du respect de la souveraineté et de l'indépendance de S. M. le sultan du Maroc, de l'intégrité de ses Etats et de la liberté économique sans aucune inégalité". En ce qui concerne les provinces du Sud, la France n'a pas respecté ses engagements et n'a tenu aucun compte des principes qu'elle avait solennellement acceptés: elle a essayé aussitôt, par la force et par des actes unilatéraux d'ordre strictement interne français, de détacher du Maroc une partie de son territoire et de le rattacher à un autre ensemble qui se trouvait sous sa domination. C'est ainsi que le décret français de 1904, juridiquement dolosif et internationalement nul et non avenu, définissait de façon abusive ce qui a été appelé à l'époque le "territoire civil de Mauritanie", alors que quelques points seulement, qui ne représentent même pas le dixième de cette vaste région, étaient occupés militairement. Malgré l'engagement pris aux termes de l'Acte d'Algésiras, la conquête s'est poursuivie, systématique et impitoyable. Après la conclusion du Traité de protectorat, on a procédé à des opérations d'apaisement qui consistaient à faire venir des chefs religieux des régions du nord pour dire aux populations du sud, au nom du sultan, que celui-ci leur demandait de cesser la résistance et de collaborer avec l'administration française.


8. Les pays signataires de l'Acte d'Algésiras se sont engagés à respecter l'intégrité territoriale du Maroc. Ils devraient donc dénoncer l'atteinte portée à la souveraineté et à l'intégrité territoriales du Maroc, car, a l'époque de la signature de l'Acte, ils savaient quel était le territoire dont ils s'engageaient à respecter l'intégrité. En effet, le 4 novembre 1911, à Berlin, la France et l'Allemagne ont signé une convention relative au Maroc; dans un échange de notes annexées à cette convention, il est précisé que les signataires sont convenus que le Maroc comprend toute la partie de l'Afrique du Nord s'étendant entre l'Algérie, l'Afrique-Occidentale française et la colonie espagnole du Rio de Oro". Ce n'est qu'en 1920 que la Mauritanie a été déclarée colonie, et en partie rattachée à l'Afrique-Occidentale française. Il est donc incontestable qu'à l'époque de la signature de l'Acte d'Algésiras, la Mauritanie faisait partie du Maroc. Si le Maroc n'a pas fait valoir ses droits depuis cette époque, c'est que la France elle-même était chargée de sauvegarder ces droits. De 1912 à 1956, le Maroc ne pouvait ni s'adresser à une instance internationale, ni exprimer une réserve pour la sauvegarde de ses droits.


9. Depuis son accession à l'indépendance, le Maroc n'a jamais cessé de réclamer le retour des parties de son territoire encore occupées, ni d'exprimer à leur sujet les réserves les plus expresses tant auprès du Gouvernement français qu'auprès de l'ONU. Aux dernières sessions de l'Assemblée, la délégation marocaine a attiré l'attention des représentants sur cette question. Enfin, elle a réservé ses droits sur la province mauritanienne lorsque la Société des mines de fer de Mauritanie, constituée sous l'égide d'un organisme de l'Etat français, s'est adressée à la Banque internationale pour le développement et la reconstruction afin d'obtenir un prêt important: le 5 août 1958, le Gouvernement marocain a fait remettre à la Banque un mémorandum où il indiquait que la Mauritanie faisait partie intégrante du Maroc, que la situation dans cette province ne pouvait être considérée comme définitive, que la demande de prêt était une opération plus politique qu'économique et que la France et le Maroc avaient exprimé officiellement leur intention d'ouvrir des négociations pour définir les frontières et en particulier celle qui séparait le Maroc des territoires qui étaient à l'époque l'Afrique-Occidentale française. En 1956, le Maroc et la France étaient convenus qu'une commission mixte se réunirait dès que possible pour examiner le problème des frontières. La France devait donc s'abstenir de toute initiative de nature à modifier la situation territoriale, politique et administrative des régions en question, ou à engager leur avenir, et ce d'autant plus que le Maroc n'a jamais abandonné, ni implicitement ni explicite- ment, ses droits sur les régions en question.


10. Cependant, malgré les notes présentées par le Gouvernement marocain, diverses décisions françaises ont modifié unilatéralement le statut de la province mauritanienne. C'est ainsi que, le 27 février 1957, la France a communiqué au Maroc le texte d'une loi portant création de l'Organisation commune des régions sahariennes, en précisant qu'elle serait disposée à conclure avec le Gouvernement marocain un traité particulier qui fixerait les conditions de la coopération entre les deux pays pour la mise en valeur des zones sahariennes limitrophes de son territoire. Le 4 mars 1957, le Maroc répondait en réitérant ses réserves quant à la souveraineté sur les territoires sahariens et affirmait qu'avant toute coopération économique il conviendrait de délimiter les frontières. Le 28 novembre 1958, le Gouvernement français proclamait la "République islamique de Mauritanie". Le 11 décembre 1958, le Maroc protestait énergiquement contre cette proclamation, attirait l'attention de la France sur les manœuvres inadmissibles et dangereuses entreprises en Mauritanie et formulait les réserves les plus expresses à ce sujet. Le 15 décembre 1959, le Gouvernement marocain résumait sa position dans une note où il proposait au Gouvernement français l'ouverture immédiate de négociations pour la solution des problèmes posés.


11. Malheureusement, la commission mixte n'a pu se réunir à ce jour, le Gouvernement français excluant du débat, dans sa communication du 20 janvier 1960 notamment, les territoires qui "relèvent de la souveraineté de la France et des Etats membres de la Communauté". Préjugeant la solution définitive du problème des frontières toujours en suspens, le Gouvernement français envisage de prendre en Mauritanie des mesures graves qui tendent à rompre artificiellement les liens séculaires qui lient ce territoire à l'ensemble du Maroc. Le Maroc ne reconnaîtra aucune mesure que la France prendra au nom de la population mauritanienne contrairement à ses engagements, au respect dû à l'intégrité territoriale et à la Charte des Nations Unies.


12. Le problème de la Mauritanie témoigne des méthodes traditionnelles du colonialisme, mais il permet en même temps de démasquer les tactiques nouvelles de domination. Dès la proclamation de l'indépendance du Maroc, la situation en Mauritanie a été marquée par la lutte contre l'occupation française et pour le retour à la patrie marocaine. Depuis 1956, plusieurs centaines de personnalités mauritaniennes ont renouvelé l'attachement de la population au roi du Maroc. Leur geste s'inscrit dans le cadre d'un devoir national commun et d'une tradition qui a toujours été synonyme de liberté et de dignité. Cependant, l'armée française continue de livrer contre les patriotes mauritaniens une véritable chasse à l'homme. Cette année encore, elle s'est rendue coupable d'exactions de toutes sortes contre les militants des partis nationalistes, et les chefs traditionnels n'ont pas été épargnés. Les Mauritaniens subissent chaque jour des exactions de toutes sortes. En outre, les colonialistes se livrent à un effort de propagande particulièrement intense, mais malaisé, étant donné les guerres qu'ils ont menées et notamment celle qui sévit encore en Algérie.


13. Le Maroc s'élève avec force contre les nouvelles méthodes du colonialisme. Il ne peut entériner le démembrement de son territoire. Il ne peut accepter les lignes théoriques que la France veut lui imposer pour frontières au mépris de l'histoire et de ses engagements. On ne saurait trop mettre l'accent sur les dangers que de tels démembrements comportent pour la paix et la stabilité en Afrique, ni rester indifférent devant la création d'Etats artificiels, tels le Katanga ou la Mauritanie, dont la seule raison d'être est de servir certains intérêts. Les Africains en particulier doivent s'opposer à la réinstallation du colonialisme sous ses formes nouvelles et veiller tout d'abord à ce que leur continent ne devienne pas un champ réservé aux expériences nucléaires. Or la création artificielle de la Mauritanie permettra à la France, moyennant des accords illusoires, de garder en Afrique des installations militaires; elle servira également ses visées concernant la force de frappe nucléaire.


14. La mainmise de grandes entreprises et des monopoles sur les richesses nationales et sur les simulacres de gouvernement et d'administration mis en place est un autre aspect de la domination néocoloniale. Ainsi, la pêche, une des plus grandes richesses de la Mauritanie, est le monopole d'un citoyen français qui détient des responsabilités dans la nouvelle administration. Il en est de même des transports. En fait, la Mauritanie sera dominée par des sociétés dont la puissance financière n'a d'égale que la puissance politique, telles que la Société des mines de fer de Mauritanie et la Société des mines de cuivre de Mauritanie.


15. En quoi consiste l'indépendance octroyée à la "République islamique de Mauritanie"? La Constitution imposée par la France, après avoir mentionné les Constitutions françaises de 1946 et de 1958, stipule que la langue officielle est le français et que tous les citoyens de la Communauté peuvent être électeurs au même titre que les citoyens de la République islamique de Mauritanie. Les articles 12, 15, 21 et 24, qui déterminent les attributions du gouvernement et de l'Assemblée, révèlent que certains attributs de la souveraineté, notamment la politique étrangère, la défense, la politique économique et financière et l'enseignement, relèvent de la compétence exclusive de la Communauté française. En outre, l'article 24 autorise les membres du gouvernement à se faire assister à l'Assemblée nationale par des commissaires du gouvernement, c'est-à-dire des citoyens français qui pourraient être appelés à succéder aux nationaux à l'occasion des élections. Quant au Gouvernement mauritanien, issu d'un simulacre, de référendum organisé par l'armée, il ne représente que lui-même et ne saurait agir au nom de la majorité de la population, qui demeure fermement attachée à la patrie marocaine.


16. L'opération coloniale dite "Mauritanie" montre comment la France viole les engagements pris et comment elle cherche à briser une entité géographique, politique, ethnique, linguistique et religieuse dont témoignent plus de 13 siècles d'histoire et de civilisation communes. Tous les pays épris de paix et de liberté s'élèvent contre une telle politique. A Conakry, en avril 1960, les représentants des peuples d'Afrique et d'Asie ont condamné l'existence en Mauritanie d'un gouvernement fabriqué ainsi que la répression et les atteintes à la liberté et aux droits de l'homme. Dès avril 1958, la Conférence pour l'unité du Maghreb arabe a constaté, à Tanger, que la lutte menée par les populations mauritaniennes pour leur retour à la patrie marocaine s'inscrit dans l'unité historique et ethnique du Maroc, comme elle traduit les aspirations profondes de ces populations. C'est la solution conforme au droit et à la justice que le Maroc réclame conformément aux principes et aux buts de la Charte des Nations Unies.


17. M. BERARD (France) estime que le présent débat est sans objet. La délégation française n'a pourtant pas voulu s'opposer à l'inscription de cette question à l'ordre du jour et s'est contentée de formuler les réserves qu'appelait le simple bon sens. Elle déplore cette querelle faite à un jeune Etat africain qui, dans quelques jours, doit fêter son indépendance.


18. M. Bérard se réserve le droit de reprendre la parole ultérieurement pour répondre à l'intervention du représentant du Maroc. Toutefois, il voudrait indiquer dès maintenant que les affirmations selon lesquelles, notamment, l'armée française livrerait contre les patriotes des différentes régions mauritaniennes une véritable chasse à l'homme sont contraires à la vérité.


19. Le Maroc prétend vouloir annexer les Mauritaniens ou, plus exactement, les réintégrer dans la communauté marocaine. Mais le peuple mauritanien ne saurait accepter d'être intégré dans une communauté à laquelle il n'apparaît pas qu'il ait jamais appartenu. Le Maroc aurait voulu, d'autre part, que la France refuse à la Mauritanie l'indépendance que celle-ci lui a demandée et qu'elle livre à ses ambitions annexionnistes ou intégrationnistes le peuple mauritanien sans tenir compte de la volonté exprimée par celui-ci à la quasi-unanimité. La France ne défend aucun intérêt égoïste, car elle n'est pas, à vrai dire, partie au débat. Elle a donné à toutes les nations qui composaient l'Union française la possibilité de décider de leur destin et, après tant d'autres pays africains, la Mauritanie a choisi l'indépendance. Conformément à ses engagements, la France la lui a accordée et lui a transféré les pouvoirs de souveraineté qu'elle détenait. On ne voit pas pourquoi l'ONU voudrait empêcher la Mauritanie d'exercer son indépendance et refuser d'admettre ce pays parmi ses membres. La France, pour sa part, ne se fait le porte-parole du peuple mauritanien que jusqu'au jour tout proche où il sera Membre de l'ONU et pourra lui-même y défendre ses droits.


20. En face de revendications aussi récentes qu'inattendues, puisqu'elles ne datent que de 1958, le Gouvernement français a fait étudier avec le plus grand soin les arguments développés par les autorités marocaines. A l'issue de ces recherches, aucun des arguments dont il s'agit, qu'ils soient d'ordre géographique, historique, ethnographique, juridique ou politique, ne semble présenter de justification.


21. Du point de vue géographique, la Mauritanie ne constitue nullement une unité avec le Maroc. Elle n'a jamais eu avec lui de frontière commune. Elle n'est aucunement le prolongement géographique naturel du Maroc, car les géographes ont toujours constaté de grandes différences entre les régions situées de part et d'autre de l'oued Draa et du djebel Bani. Ce djebel marque en effet la ligne de rupture entre deux systèmes d'organisation sociale et politique différents. Dans le passé, l'empire chérifien ne s'étendait même pas si loin vers le sud. Dans son histoire des Berbères et des dynasties musulmanes, le chroniqueur Ibn Khaldoun assignait comme limite méridionale en Afrique du Nord le "djebel Daran", c'est-à-dire le Grand Atlas. En outre, les cartes anciennes faisaient coïncider les frontières du Maroc avec l'oued Noun. Enfin, le maghzen lui-même ne s'est jamais prévalu de droits particuliers sur une partie quelconque des vastes territoires au sud de l'oued Draa. Tous les traités qu'il a conclus au cours des XVIIIème et XIXème siècles fixent la frontière au djebel Bani et à l'oued Noun, comme l'attestent les traités hispano-marocains des 28 mai 1767, 1er mars 1799 et 20 novembre 1861, ainsi que le traité anglo-marocain du 9 décembre 1856.


22. Les arguments historiques invoqués par le Maroc ne sont pas plus probants. Si l'on se reporte aux travaux des chroniqueurs et des historiens, on constate que, non seulement la Mauritanie n'a jamais été marocaine, mais que même c'est le Maroc qui a en quelque sorte été mauritanien il y a 1.000 ans, lorsque les Sanhadja sahariens, partant de la côte maure, fondèrent au Maroc la dynastie des Almoravides en 1062. Se fondant sur un droit de conquête périmé, le peuple mauritanien aurait donc pu lancer le mythe d'une "grande Mauritanie" et revendiquer l'ensemble du territoire marocain. En réalité, cet épisode lointain de l'histoire africaine ne saurait donner de poids ni à l'idée du grand Maroc, ni à celle de la grande Mauritanie, car il n'est pas question de tenter de refaire la carte du monde sur celle du Moyen Age. L'histoire des relations maroco-mauritaniennes à l'époque moderne n'apporte pas d'arguments plus concluants à l'appui de la thèse marocaine. Un fait s'impose à l'évidence: c'est le caractère extrêmement ténu des liens qui ont pu exister au cours des siècles entre le Maroc et les tribus maures ou les autres populations du sud. Les sultans ont parfois accordé des titres et des honneurs à certains chefs mauritaniens pour les utiliser comme instruments de leur politique; ils ont même entrepris en territoire maure quelques expéditions sans lendemain; en fait, ils n'ont jamais pu imposer leur autorité, soumettre les populations et les rattacher à leur royaume. Les populations mauritaniennes n'ont, en effet, jamais accepté la suzeraineté des souverains marocains en payant la dîme coranique ou en faisant réciter la prière en leur nom.


23. Au XIXème siècle, lorsque les Français sont arrivés en Mauritanie par le Sénégal, ils ont pénétré dans des territoires sur lesquels, en fait comme en droit, n'existait aucune souveraineté ni autorité marocaine. Dès 1821 et 1829, des conventions ou traités ont été conclus avec les chefs maures au nord du Sénégal, l'émir des Brakna et l'émir des Trarza. Ces traités prouvent la souveraineté pleine et entière de ces chefs. Aucun d'eux ne comporte la ratification des sultans marocains ou la simple mention de leurs noms. En outre, après avoir d'abord été administrée comme partie intégrante du Sénégal, la Mauritanie fut constituée en territoire civil et incluse dans la Fédération de l'Afrique-Occidentale française en 1904, c'est-à-dire à une époque où le Maroc jouissait de son entière souveraineté. On ne peut donc pas prétendre qu'il s'agissait d'une province marocaine artificiellement séparée par le régime du protectorat. Si, d'autre part, entre 1905 et 1907, certaines tribus maures hostiles à la pénétration française ont reçu l'appui du sultan Moulay Abd el-Aziz, cette aide ne résultait en aucune manière d'un lien quelconque d'allégeance, mais bien d'une alliance de circonstance, qui devait finir entre eux par une hostilité déclarée. Le souverain chérifien avait d'ailleurs promis son aide non à des sujets mais "aux tribus voisines de son empire". Quelques années plus tard, ces tribus maures tentèrent d'envahir le Maroc à deux reprises, en 1910 et en 1912, et ce sont les troupes françaises qui les repoussèrent et sauvèrent ainsi la dynastie marocaine. Tous ces faits prouvent que les "droits historiques" invoqués par le Maroc sont sans consistance. A cet égard, le commandant Gillier, que les Marocains citent souvent à l'appui de leur thèse, a déclaré sans ambiguïté dans son ouvrage sur la Mauritanie qu' au point de vue politique aussi bien qu'au point de vue géographique et économique, le Maroc et la Mauritanie sont deux pays complètement distincts et indépendants l'un de l'autre".


24. L'argument de la parenté ethnique, linguistique ou religieuse, utilisé par les expansionnistes marocains, n'est pas plus convaincant. Certes, les tribus maures relèvent d'une ethnie qui s'apparente au fond original berbère, auquel se sont mêlés ou juxtaposés des éléments arabes, mais l'argumentation marocaine relative aux affinités arabo-berbères est étrangère au concept de nation. Elle ne saurait, de surcroit, être invoquée au regard du droit international. A ce titre, le Maroc pourrait aussi bien revendiquer la possession de la totalité du Maghreb et même du nord de l'Afrique, sinon du monde arabe. D'autre part, l'attachement des populations mauritaniennes à la religion musulmane ne signifie nullement leur dépendance du trône chérifien. Il existe en effet de par le monde nombre de nations souveraines et indépendantes de confession islamique. Les instances internationales ne peuvent admettre une conception qui confond pouvoir spirituel et pouvoir temporel et se trouve en contradiction absolue avec les règles du droit des gens et les principes de la Charte des Nations Unies.


25. Sur le plan juridique, le représentant du Maroc fonde son argumentation sur trois ordres de considérations. Premièrement, les sultans auraient exercé, d'une manière effective et constante jusqu'à l'établissement du protectorat de la France, leur souveraineté sur l'ensemble de la Mauritanie. Or les arguments historiques exposés plus haut ont déjà fait apparaître le caractère fragmentaire, incertain et intermittent de la prétendue autorité des sultans. Deuxièmement, le Gouvernement marocain prétend que tous les actes internationaux qui lui sont opposables confirment sa thèse, tout au moins implicitement. Mais il passe sous silence les traités conclus avant le protectorat par le Maroc lui-même et desquels il résulte que la Mauritanie était en dehors du territoire marocain. C'est ce qu'attestent les traités mentionnés plus haut, d'après lesquels il apparait que les sultans ont reconnu, au cours des XVIIIème et XIXème siècles, que leur souveraineté ne s'étendait pas au-delà de l'oued Noun, c'est-à-dire à 200 kilomètres des limites septentrionales de la Mauritanie. Quand, d'autre part, le Gouvernement marocain veut bien admettre l'existence de traités internationaux, il déclare que l'esprit de ces textes confirme sa thèse. C'est ainsi que le Livre blanc sur la Mauritanie, publié par le Ministère des affaires étrangères du Royaume du Maroc en 1960 à Rabat, invoque "l'esprit des délégués des 13 puissances signataires de l'Acte d'Algésiras de 1906, pour lesquels le territoire du Maroc se serait étendu jusqu'au fleuve Sénégal. Cette interprétation ne repose sur aucune disposition du texte et ne trouve aucun appui, non plus, dans les données de fait. Pour ce qui est des textes conclus pour le Maroc par le Gouvernement français et qui viennent à l'encontre de la thèse marocaine, le Gouvernement de Rabat en répudie les dispositions, voulant ainsi ignorer l'arrêt de la Cour internationale de Justice du 27 août 1952, où il est dit que les accords souscrits par le Gouvernement français au nom du Maroc "obligent le Maroc et lui profitent". Troisièmement, en ce qui concerne la volonté populaire contre laquelle s'exercent les revendications marocaines, le Gouvernement de Rabat conteste purement et simplement la validité de toutes les consultations électorales intervenues en Mauritanie. Ce faisant, le Gouvernement marocain entend donner quelque crédit à une poignée de Mauritaniens émigrés au Maroc. Or, rien dans la Charte des Nations Unies ne lui permet de mettre ainsi en cause le fonctionnement des institutions d'un Etat déjà indépendant et de telles allégations, dépourvues de toute pertinence, sont injurieuses pour un Etat souverain comme la Mauritanie.


26. Autant que la géographie, l'histoire, l'ethnographie ou le droit, ce qui compte, c'est évidemment le sentiment des populations mauritaniennes et la volonté qu'elles ont maintes fois exprimée d'une Mauritanie indépendante et libre. A cet égard, on a souvent entendu évoquer la présence à Rabat d'une délégation mauritanienne. En fait, c'est par unités qu'on peut compter ceux qui ont quitté la Mauritanie depuis 1958, dans le sillage de certains hommes politiques aigris par des échecs électoraux. C'est cette poignée d'émigrés que l'on retrouve constamment dans les manifestations de propagande organisées. On peut se demander quel mandat de tels hommes avaient reçu pour s'exprimer au nom des populations mauritaniennes. En outre, des campagnes de fausses nouvelles sont périodiquement entreprises dans la presse ou la radio marocaine pour accréditer la légende de révoltes survenant en République de Mauritanie. En fait, lorsqu'un problème tel que le sort d'un peuple se pose quelque part, le monde en entend généralement parler. Or, le représentant du Maroc a déclaré lui-même que le problème de la Mauritanie lui avait paru inconnu des autres représentants.


27. M. Bérard rappelle l'évolution par laquelle la Mauritanie est parvenue à l'indépendance. Dès le lendemain de la seconde guerre mondiale, la Mauritanie, indépendamment de sa participation aux institutions parlementaires de la République française, a disposé de moyens d'expression démocratiques par la voix d'élus à son assemblée territoriale. Puis, en application de la loi-cadre du 23 juin 1956, un gouvernement fut créé, responsable devant l'Assemblée mauritanienne. Deux ans plus tard, le référendum sur la Constitution du 28 septembre 1958 a fourni au peuple mauritanien l'occasion la plus éclatante d'exprimer dans quel sens il entendait fixer son destin. S'il avait, à ce moment, réellement voulu lier son sort à celui du Maroc, il lui eût été facile de voter "non", car, après avoir fait connaître son refus d'appartenir à la Communauté, il lui aurait été possible de se prononcer pour une intégration au Maroc. Or les populations mauritaniennes se sont prononcées à une majorité écrasante de 94 pour 100 des voix pour l'adhésion de la Mauritanie à la nouvelle Communauté, manifestant ainsi leur volonté d'accéder à la souveraineté nationale tout en maintenant leur association avec la France. Peu après, le peuple mauritanien a, par la voix de son assemblée, pro- clamé la naissance de la République islamique de Mauritanie. Puis l'Assemblée constituante a voté à l'unanimité la Constitution de la nouvelle République. A l'occasion de l'élection des députés de la première Assemblée nationale, le 17 mai 1959, le peuple mauritanien a apporté un témoignage supplémentaire de ses sentiments à l'égard des revendications marocaines car, malgré la consigne d'abstention lancée par un petit groupe d'opposition appelé le "parti de la renaissance nationale mauritanienne" (Nadha), 90 pour 100 des électeurs inscrits ont pris part au vote et se sont prononcés en faveur du "parti du regroupement mauritanien". En 1960, enfin, la Mauritanie a abordé la dernière étape de sa construction nationale. Dès le 27 juillet 1960, le président Moktar ould Daddah a fixé les étapes de la procédure et arrêté la date du 28 novembre pour la célébration officielle de l'indépendance. Cette date a donc été voulue et fixée par les autorités mauritaniennes. Les accords de transfert de compétence ont été conclus et signés le 19 octobre 1960, puis ratifiés par le Parlement mauritanien le 9 novembre, à l'unanimité et par acclamation. En ce qui concerne la Constitution mauritanienne, M. Bérard tient à signaler que les articles que le représentant du Maroc a présentés comme étant des articles de la Constitution mauritanienne définitive sont, en réalité, des articles de la Constitution de la République islamique de Mauritanie, alors que celle-ci ne possédait pas encore tous les attributs de souveraineté. Il y a donc lieu de préciser que, par le transfert des compétences relatives aux affaires étrangères, à la défense, à la monnaie et aux autres champs d'activité, les institutions mauritaniennes ont acquis une pleine indépendance et une pleine souveraineté en ces matières.


28. Telles sont les conditions dans lesquelles, avec l'aide loyale et désintéressée de la France, le peuple mauritanien a été appelé à affirmer démocratiquement sa personnalité et à assumer la responsabilité de décisions fixant son propre avenir. On ne voit pas comment la reconnaissance de l'indépendance mauritanienne correspondrait, de la part de la France, à une machination "colonialiste" assortie de la volonté de mettre l'ONU devant un fait accompli. La République islamique de Mauritanie est le dernier Etat de l'ancienne Afrique-Occidentale française à accéder à l'indépendance. Il n'y a pas de processus plus con- forme à la Charte, et l'ONU ne peut qu'accueillir avec Joie ce, nouveau membre de la communauté inter- nationale. La France est convaincue que la République islamique de Mauritanie entretiendra les meilleures relations avec toutes les nations du monde et particulièrement avec les pays voisins. S'il plaisait à son peuple et à son gouvernement de nouer des liens particuliers avec tel ou tel d'entre eux, ils seraient libres de le faire. C'est là une question qui les con- cerne seuls. La délégation française souhaite donc qu'on permette à la nation mauritanienne d'accéder en paix à l'indépendance et qu'on la laisse maîtresse de son destin.


29. M. BOUCETTA (Maroc), faisant usage de son droit de réponse, signale que, sur la carte distribuée par la délégation française, l'oued Noun, dont le représentant de la France a parlé avec insistance, se trouve à la limite sud du territoire d'Ifni et que la frontière provisoire du Maroc est bien au sud de cet oued. A ce propos, M. Boucetta s'élève contre l'accusation di "annexionnisme" lancée contre son pays.


30. D'autre part, M. Bérard a prétendu que la France avait conclu des accords avec certains émirs de provinces de la Mauritanie; il a cité en particulier le nom de l'émir du Trarza. L'émir du Trarza se trouve dans la salle de la Première Commission; en 1958, il a rejoint la partie nord du Maroc parce qu'il a vu qu'il était impossible aux habitants de la partie sud d'exprimer librement leur volonté. Le Trarza se trouve dans la partie la plus méridionale du territoire, attenante au fleuve Sénégal.


La séance est levée à 13 heures.



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